Souvenirs d’enfance : vrais, suggérés ou fabriqués ?

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Souvenirs d’enfance : vrais, suggérés ou fabriqués ?

15 novembre 2011 par Frank Arnould – CNRS -

Un questionnaire d’analyse des déclarations permettrait de distinguer les souvenirs d’enfance fabriqués ou suggérés des souvenirs d’enfance authentiques.

Au cours d’une instruction judiciaire, les enquêteurs sont confrontés à différentes sortes de souvenirs. En effet, la personne interrogée peut être sincère et révéler des souvenirs authentiques ou, en étant tout aussi honnête, divulguer des souvenirs qui lui ont en fait été suggérés. Elle peut également inventer intentionnellement des souvenirs dans le but de tromper ses interlocuteurs.

Des chercheurs canadiens viennent de montrer qu’il serait possible, dans une certaine mesure, de distinguer les souvenirs d’évènements réellement vécus des souvenirs d’évènements non vécus (suggérés ou fabriqués) à l’aide d’un questionnaire (Judgement of Memory Characteristics Questionnaire – JMCQ) analysant le contenu des déclarations (Short & Bodner, 2011).

Ce questionnaire a été élaboré par le psychologue allemand Siegfried Sporer (2004) en se référant à la théorie du contrôle de la réalité. Selon cette théorie (Johnson, Hashtroudi, & Lindsay, 1993), les souvenirs internes (produits par l’imagination ou la pensée) contiendraient un plus grand nombre de références à des opérations cognitives (par exemple, quand la personne indique avoir pensé très souvent à l’évènement) que les souvenirs externes. Par contre, ces derniers contiendraient un plus grand nombre d’informations sensorielles, spatiales, temporelles, sémantiques et affectives que les premiers.

Pour déterminer si ces critères permettraient de distinguer les souvenirs d’enfance réels des souvenirs d’enfance suggérés ou fabriqués, l’équipe canadienne a convié trente-quatre étudiants volontaires à se souvenir, dans un premier temps, de trois évènements différents qu’ils étaient supposés avoir vécu pendant leur enfance. Ces évènements avaient été choisis par les expérimentateurs après s’être entretenus avec les parents des participants. Ainsi, deux des trois évènements avaient vraiment été vécus par les sujets, ce qui n’était pas le cas pour le dernier qui leur a donc été suggéré.

Une semaine plus tard, une nouvelle tentative pour se souvenir de ces trois évènements a été organisée. Les participants ont en plus été invités à inventer, de manière convaincante, un souvenir d’enfance. Ce sont les déclarations recueillies pendant cette deuxième vague d’entretiens qui ont servi aux analyses statistiques.

A l’issue de l’expérience, 41 % des participants (14 sur 34) ont formé des souvenirs (clairs ou partiels) des évènements suggérés. Ce taux élevé provenait probablement du fait que l’évènement suggéré revêtait un haut degré de plausibilité pour les sujets de l’expérience.

Les deux évaluateurs indépendants [1] ayant analysé, à l’aide du questionnaire, les déclarations de ces sujets, ont pu classer correctement 70, 9 % des souvenirs comme faisant référence à des expériences vécues ou non (74,1 % pour les évènements authentiques, 67, 8 % pour les évènements suggérés et 67,8 % pour les évènements fabriqués).

Ainsi, si le questionnaire a permis de classer avec précision la majorité des souvenirs, la méthode ne s’est pas révélée infaillible. Des différences significatives entre souvenirs réels et souvenirs d’expériences non vécues ont été détectées dans seulement deux sous-échelles sur sept du questionnaire (échelles « Clareté et vivacité des souvenirs » et « Opérations cognitives ») [2].

De plus, il faut savoir que d’autres études n’ont pas toujours confirmé certaines prédictions de la théorie du contrôle de la réalité. Par exemple, chez l’enfant, Henry Otgaar et ses collègues (2010) ont observé que les détails affectifs étaient plus nombreux dans les faux que dans les vrais souvenirs, alors que la théorie prévoyait le contraire. Chez des adultes devant se souvenir d’expériences infantiles, les références à des opérations cognitives ont été plus présentes dans les vrais que dans les faux souvenirs, ici encore, un résultat contraire à ce que prédisait la théorie (Krackow, 2010).

Références :

  • Johnson, M. K., Hashtroudi, S., & Lindsay, D. S. (1993). Source monitoring. Psychological Bulletin, 114(1), 3-29.
  • Krackow, E. (2010). Narratives distinguish experienced from imagined childhood events. The American Journal of Psychology, 123(1), 71-80.
  • Otgaar, H., Candel, I., Memon, A., & Almerigogna, J. (2010). Differentiating between children’s true and false memories using reality monitoring criteria. Psychology, Crime & Law, 16(7), 555-566.
  • Short, J. L., & Bodner, G. E. (2011). Differentiating accounts of actual, suggested and fabricated childhood events using the judgment of memory characteristics questionnaire. Applied Cognitive Psychology, 25(5), 775-781.
  • Sporer, S. L. (2004). Reality monitoring and the detection of deception. Dans P. A. Granhag & L. A. Strömwall (Éd.), The Detection of Deception in Forensic contexts(p. 64-102). Cambridge : Cambridge University Press.
[1] Ces évaluateurs ont été formés à l’utilisation du questionnaire. Ils n’étaient pas prévenus de la nature exacte de chaque déclaration qu’ils avaient à juger, précaution prise pour éviter que leurs interprétations ne soient faussées.

[2] La différence était presque significative pour l’échelle « Informations temporelles