Les experts francophones et les faux souvenirs


Michel Topaloff


médecin Psychiatre. Le Syndrome des Faux Souvenirs (Elizabeth Loftus – Katherine Ketcham – Ed. Exergue,1997

Préface de l’édition Française

Pour mieux en évaluer l’importance et ainsi comprendre le retentissement qu’a eu sa publication aux États-Unis, il convient de situer l’ouvrage d’Elizabeth Loftus dans son contexte américain, tant sur le plan historique que culturel, voire politique. Mais ce texte est aussi une mise en garde essentielle qui s’adresse au public francophone : la surexposition médiatique récente de l’existence de sévices sexuels sur les enfants peut nous faire redouter une dérive similaire à celle qu’a pu connaître l’Amérique du Nord.

Dans un style enlevé, accessible, volontairement journalistique et volontiers engagé, Loftus met en scène les éléments d’un débat houleux qui agite actuellement les U.S.A. La controverse oppose, en des termes dont la violence est parfois à la hauteur de la cruauté de l’enjeu, la « False memory Syndrome Foundation » au « Recovered Memory Movement ». Ce dernier a été créé au début des années 1980 à l’initiative de certains psychothérapeutes et leurs patients, et s’appuie sur l’émergence, en cours de psychothérapie, de « souvenirs » traumatiques jusque-là enfouis. Cette « mémoire retrouvée », ces « souvenirs » révélés par certaines pratiques dites « psychothérapeutiques » ont conduit à des dénonciations publiques, des actions en justice à des fins de réparations financières contre les auteurs désignés de ces agressions traumatiques.

Pour la plupart, les personnes poursuivies par ces patientes avec l’aide de leur thérapeute sont des hommes de leur entourage, leur père en particulier, qui se voient ainsi accusés de leur avoir fait subir des abus sexuels dans leur enfance.

La False Memory Syndrome Foundation a été créée en 1992, par les personnes accusées, les familles touchées et leurs avocats, pour dénoncer les excès de ces « psychothérapeutes » qui considèrent à tort les productions de la mémoire après-coup comme la représentation authentique de la vérité historique. A leur tour, ils intentent des procès et demandent réparations des préjudices subis par les familles injustement touchées.

On imagine sans peine les aspects juridiques, sociaux, moraux, voire politiques d’une telle controverse, les premiers passant pour des persécuteurs dignes d’un Maccarthisme au parfum « politiquement correct », les autres étant accusés d’être les tenants d’un ordre phallocratique, procédant d’une « hystérie patriarcale ». On conçoit également les risques de ce retournement : s’agit-il de corriger les excès dramatiques de psychothérapies pratiquées sur un mode militant et souvent hors de tout contrôle, ou bien, au-delà, de mettre en cause les fondements même de toutes les psychothérapies au nom de ces dérives douteuses.

La lecture de ce livre nous montre qu’Elizabeth Loftus, en tant que témoin engagée, se place sur une ligne modératrice. Ce débat, ses conséquences judiciaires et son exposition médiatique peuvent nous apparaître comme l’illustration caricaturale d’une dérive spécifiquement américaine. Mais les éléments ici mis en jeu touchent au statut de la mémoire, à la notion du refoulement, à la fonction de la psychothérapie, comme à la nature même du traumatisme et à ses conséquences, selon qu’il est un élément d’une réalité vécue, ou une production fantasmatique témoignant d’une « réalité psychique ». Et c’est à ce titre que l’argument de Loftus nous concerne, tant sur un plan théorique qu’à un niveau tout à fait concret.

On constate en effet que les sévices sexuels que peuvent subir certains enfants, après avoir été longtemps ignorés ou sous-estimés, font actuellement l’objet d’une médiatisation dont on peut redouter les effets pervers ou paradoxaux. Il n’est pas question pour Loftus de nier l’existence même de certains abus sexuels, et elle n’a de cesse de confirmer son soutien aux psychothérapeutes qui ont en charge des patients victimes de tels traumatismes. Mais elle dénonce les effets particulièrement cruels d’accusations injustement portées sur la foi de souvenirs prétendument enfouis et dont l’authenticité ne peut relever d’aucun contrôle objectif.

Grâce au mouvement féministe, les années 1970 ont vu se rompre le silence autour de la question du viol et de l’inceste. Des groupes de parole se sont alors constitués, où l’inceste et les abus sexuels ont pu être publiquement évoqués. Parallèlement, sur le modèle des groupes d’Alcooliques Anonymes, fut créé un mouvement qui a couvert toute l’Amérique : les ACOA : Adult Children of Alcoolics (Adultes, enfants d’alcooliques). Un public nombreux se précipita dans ces groupes de parole. Nombre de participants n’avaient pas de parents alcooliques, mais disaient se sentir proches de la souffrance des enfants d’alcooliques et trouvaient le mouvement manifestement thérapeutique pour eux. Les leaders de l’ACOA avancèrent que ces personnes pouvaient souffrir des mêmes symptômes venant d’autres causes, et popularisèrent le concept de famille « dysfonctionnelle » . L’extension de cette notion de « dysfonctionnement familial » à toute une série de pathologies repose essentiellement sur l’idée qu’un certain nombre de troubles de la personnalité sont liés à l’existence dans l’histoire du patient de circonstances traumatisantes. Le trouble est alors désigné comme la conséquence d’une attitude ou d’une action d’un « autre », un membre de l’entourage, la plupart du temps un parent. La seule issue thérapeutique consiste donc en une remémoration de l’épisode traumatique qui a pu être « refoulé », en son évocation, sa verbalisation. Dans le même temps, un nombre impressionnant d’ouvrages sont écrits par des professionnels dits de la « première vague », ouvrages de vulgarisation destinés aux « survivants d’abus sexuels dans l’enfance ».

La couverture médiatique de ce mouvement au cours des années 1980 a pu sembler adéquate et scrupuleuse : il s’agissait de rompre le silence, de révéler des faits jusque-là occultés ou niés. Mais dès le début des années 1990, cette médiatisation prend une tournure dramatique : les cas les plus sordides sont évoqués à la télévision dans une mise en scène spectaculaire, l’exception devient une nouvelle norme, de même que les gestes les plus banalement tendres deviennent constitutifs d’un possible traumatisme. Ainsi, en l’espace d’une décennie, l’inceste et les abus sexuels sont passés du statut de tabou, du plus honteux des secrets familiaux ou personnels, à celui de l’événement sensationnel, finalement surexposé et banalisé. Un public de plus en plus nombreux fut conduit à se « souvenir » et à rapporter des abus subis dans son enfance, ou au moins à se poser la question de savoir si cela aurait pu lui arriver et ainsi fournir l’explication de ses difficultés personnelles ou familiales. Certains ont pu alors parler d’une véritable épidémie. Les groupes de thérapie se multiplièrent de façon anarchique, hors de tout contrôle. Le phénomène s’étendit au terrain judiciaire, les victimes demandant réparation au travers de procédures dramatiques intentées contre leurs parents. L’hypothèse « théorique » à la base de ce mouvement repose sur une conception particulière du refoulement.

A ce titre, on pourrait penser que les tenants de ces « souvenirs retrouvés » s’inspirent de la psychanalyse, et ceci mérite une mise au point. Au tout début de son œuvre, dans son texte sur l’hystérie écrit avec J. Breuer en 1895, Freud dit découvrir chez toutes ses patientes hystériques des souvenirs de traumatismes de nature sexuelle survenus dans leur enfance : c’est la théorie de la séduction et c’est le principe de l’étiologie traumatique des névroses. Puis, très rapidement, en 1897, il admet explicitement que les souvenirs allégués par certaines de ses patientes ne correspondent à aucun événement réel de leur passé et il reconnaît devoir renoncer à son hypothèse : ces « souvenirs » sont des fantasmes. S’il peut y avoir traumatisme, c’est le fantasme lui-même qui est en cause. Ceci le conduira à concevoir l’existence d’une sexualité chez l’enfant, sexualité qui se révèle au travers du discours des adultes lorsqu’ils évoquent des souvenirs d’ordre sexuel. Freud, en renonçant à sa théorie de la séduction, organise le fondement conceptuel de la psychanalyse, autour des notions de sexualité infantile, de complexe d’Œdipe, de fantasme, de refoulement…

On comprendra à la lecture de ce livre que le mouvement dit des « souvenirs retrouvés » opère un retour à cette toute première hypothèse de Freud, à une période « pré-psychanalytique » de son œuvre, qui pour certains auteurs est une sorte de maladie infantile de la psychanalyse.

Il apparaît nécessaire de préciser quelques notions, ici volontairement simplifiées : le concept de refoulement est corrélatif de celui d’inconscient. Ce qui est refoulé, maintenu dans l’inconscient, reste hors d’atteinte de la conscience, mais peut faire retour, sous forme de rêves, d’actes manqués, de symptômes… Mais ce qui fait l’objet du refoulement concerne les images, les mots, les représentations liés à une pulsion propre du sujet, que sa propre censure estime intolérable. L’émergence de ces représentations pulsionnelles dans le champ de la conscience peut constituer en soi un traumatisme, et susciter un conflit interne. Qu’en est-il alors du traumatisme « externe », quand celui-ci existe : on ne pourra ici parler de refoulement que lorsque l’événement traumatique, l’effraction accidentelle, déclenche le réveil d’une excitation interne que la censure ne peut supporter dans le champ de la conscience. Par ailleurs, l’amnésie infantile qui couvre les premières années de notre enfance procède bien d’un refoulement, mais ne concerne pas l’idée de l’existence d’un traumatisme « externe », mais bien celle d’une sexualité infantile, pré génitale ; ce qui fait l’objet du refoulement sont bien des représentations, des « souvenirs » liés à des pulsions internes vécues ensuite comme étant intolérables. Mais ce renoncement de Freud à l’idée d’un traumatisme réel comme cause universelle des névroses fut très diversement interprété aux États-Unis : le mouvement féministe, puis les tenants des « souvenirs retrouvés », insistent sur le fait que Freud, après avoir découvert l’existence d’abus sexuels dont étaient victimes les femmes, a renoncé à y croire pour des raisons simplement phallocratiques et bourgeoises. Freud aurait alors rompu l’alliance thérapeutique avec ses patientes. Pendant près d’un siècle, ces dernières auraient ainsi été réduites à nouveau au silence. Judith Herman Lewis nous dit que c’est sur les ruines de la théorie traumatique des névroses que Freud fonde la psychanalyse. « La théorie psychologique dominante de ce siècle (la psychanalyse) fut basée sur le déni de la réalité féminine. » D’autres nous affirment que Freud n’a jamais réellement renoncé à cette hypothèse et qu’il l’aurait mise de côté, par opportunisme, par crainte de déplaire au milieu médical et scientifique de l’époque. Il ne peut être question ici de discuter des circonstances du renoncement par Freud à la théorie de la séduction, mais on peut simplement évoquer le fait que l’idée qu’il existe une sexualité infantile était, et demeure, une idée autrement plus scandaleuse que celle d’une étiologie traumatique des névroses hystériques. L’hypothèse de la réalité du traumatisme sexuel comme source de toute une série de troubles névrotiques repose donc sur une mésinterprétation de la psychanalyse, voire même sur son détournement.

Elizabeth Loftus l’a bien compris, et le procès qu’elle fait ici à certaines psychothérapies pourrait s’appuyer sur bon nombre d’arguments psychanalytiques. Mais elle n’est pas psychanalyste, elle tire son argument des études qu’elle a pu faire sur le fonctionnement de la mémoire, en tant que chercheur et non comme praticienne. Ce qui ajoute ici à la validité de son témoignage est son absence d’engagement théorique ou idéologique : elle s’adresse à nous en tant que femme, elle-même victime d’un abus sexuel dans sa pré-adolescence, et prise à témoin par des familles détruites. Elle réagit également en tant qu’expert scientifique et pragmatique, qui ne nie pas l’existence des sévices sexuels sur des enfants, mais dénonce le fait que le « refoulement » puisse concerner de tels faits, de façon aussi systématique et généralisée.

Cette dérive américaine de l’usage de la psychothérapie ne nous est pas tout à fait étrangère : il convient ici de préciser que l’émergence du mouvement dit des « souvenirs retrouvés », correspond à un changement d’attitude et de positionnement de certains psychothérapeutes aux USA. L’Ego Psychology prônait un mouvement d’identification du patient au « Moi fort » de l’analyste. L’Ego Psychology a laissé la place à la Self Psychology : le thérapeute se met au même niveau que son patient, pour mieux le comprendre, pour éprouver avec lui les émotions qui l’habitent, pour négocier avec lui une revalorisation affective de l’image de soi. Ce rapprochement du thérapeute ne peut pas ne pas faire penser à la « thérapie active » revendiquée par Ferenczy, célèbre élève de Freud, à la fin de sa vie, dans les années trente. La compassion comme nécessité thérapeutique l’avait aussi conduit à la réhabilitation de l’idée de traumatisme réellement vécu. Cette dérive, dénoncée par Freud comme une « rage de guérir », est un risque que tout psychothérapeute, et tout patient potentiel, doivent garder à l’esprit.

Le fait d’abandonner la fameuse attitude de « neutralité bienveillante », au profit d’une position plus activement compatissante, semble mener à une réhabilitation de la notion de traumatisme réel, à un retour à cette maladie infantile de la psychanalyse. L’ouvrage de Loftus nous met donc en garde, de façon spectaculaire et judicieuse, contre les risques d’une dérive compassionnelle voire militante de la psychothérapie, dérive facilitée par sa banalisation et son exercice parfois peu contrôlé. Les exemples spectaculaires et passionnants qu’elle évoque ici nous confirment que les « bon sentiments » qui tendent à fixer les patients dans une position de victime peuvent mener à des catastrophes dont personne ne sort indemne.


Samuel Lepastier


psychanalyste, membre de la SPP Dans un article intitulé Quelques réflexions à propos des attaques récentes contre la psychanalyse,


l ‘AFSI a retenu les passages concernant les faux souvenirs :

(…)

La tentative de répudiation de la psychanalyse s’est également appuyée sur le livre, publié en 1984, Le réel escamoté, de Jeffrey M. Masson. Ce dernier, philologue de formation, avait été un temps chargé de l’édition de la correspondance complète de Freud et de Fliess. Selon Masson, Freud qui dans les premières années de sa vie avait soutenu que les névroses de l’adulte étaient une conséquence d’une séduction sexuelle refoulée depuis, survenue dans la tendre enfance, avait modifié son point de vue en 1897 par opportunisme ; l’hostilité rencontrée par sa théorie lui ayant ôté tout espoir de carrière universitaire.

Des thérapeutes, à la suite de ce livre, ont fait retrouver à leurs patients adultes, le plus souvent sous hypnose et par suggestion, un très grand nombre de soi-disant souvenirs d’abus sexuel. Il était dit au patient (une femme le plus souvent) que, pour exorciser le passé, il fallait sanctionner le coupable. Nombre de pères se sont retrouvés indûment en prison. Au milieu des années 80, certains, au moins aux États-Unis, avaient imaginé la fin de la psychanalyse. La clinique ne lui devait plus rien, les effets des tranquillisants et des antidépresseurs rendaient obsolètes tout autre type de traitement, des molécules encore à découvrir auraient des actions plus ciblées avec moins de symptômes secondaires, la connaissance des modalités d’intervention des médicaments allait permettre de retrouver les racines biologiques des troubles mentaux. La psychanalyse, enfin, était mise en accusation puisque sexualité infantile et complexe d’Œdipe étaient des fictions destinées à masquer la réalité des abus sexuels. Mais ces espoirs ont été de courte durée et cela de tous côtés à la fois.

Pour la clinique, tout d’abord, le DSM-III, en référence à Pierre Janet, avait retenu le trouble de la personnalité multiple, ce qui a abouti à relever, aux États-Unis, une épidémie de personnalités multiples sans précédent. Le vrai problème c’est que ce syndrome était à peu près inconnu dans le reste du monde. Si des sociologues ont tenté vaille que vaille de le justifier, en invoquant la rigidité des rôles sociaux de la société américaine, il était indiscutable qu’il surgissait brusquement après la publication du DSM-III (Dans le film L’exorciste sorti sur les écrans en 1973, il est encore affirmé que la personnalité multiple est exceptionnelle).

Ainsi, un instrument d’évaluation, en principe objectif, avait créé de toutes pièces une épidémie psychique. Dans son livre, publié en 1995, Rewriting the Soul : Multiple Personality and the Sciences of Memory Ian Hacking a indiqué qu’un Américain sur vingt, dont une très forte majorité de femmes, était atteint de ce trouble : autrement dit près d’une femme américaine sur dix a présenté ce syndrome inconnu dans le reste du monde (sauf aux Pays-Bas, pays où l’influence des psychiatres américains est la plus forte). La multiplication des souvenirs d’abus sexuels chez les adultes a eu comme conséquence positive initiale une plus grande attention à la recherche d’abus sexuel chez les enfants. Toutefois, chez les adultes, là encore, le vent a tourné. Des pères ont pu démontrer sans grande difficulté que les abus dont ils avaient été accusés étaient matériellement impossibles à réaliser. Dès lors, la discussion s’est centrée sur le statut à accorder à ces souvenirs retrouvés.

Question tout à fait fondamentale qui, à un siècle de distance, a répété la même trajectoire que celle de Freud. En 1897, celui-ci, devant les récits de ses patients a pensé qu’il s’agissait non pas d’une vérité dite matérielle mais d’une vérité historique : si l’abus sexuel ne s’était pas produit dans tous les cas cela signifie que ce que le patient adulte racontait sous forme de souvenirs était en réalité l’expression de désirs et de fantasmes infantiles. Freud a donc déduit logiquement qu’il existait dans l’inconscient une sexualité infantile, dont l’achèvement est marqué par le déploiement du complexe d’œdipe, fondement même de la psychanalyse. Pour les adversaires de la psychanalyse, la mise en évidence de la réalité matérielle des souvenirs d’abus sexuels était l’instrument essentiel de preuve du caractère inexact de la description du psychisme faite par Freud. Toutefois à la fin du XXe siècle, bien qu’ils aient retrouvé les difficultés que ce dernier avait pointées un siècle plus tôt, ils n’ont pas adopté les mêmes conclusions.

La question a été déplacée : au lieu d’analyser le contenu et le sens des scénarios d’abus sexuels rapportés par les patients, les cliniciens se sont interrogés sur les mécanismes psychiques permettant d’implanter chez l’adulte de faux souvenirs [1]

Plus surprenant encore, Freud a été mis en accusation une nouvelle fois. Il lui était reproché de ne pas avoir vraiment renoncé, au fond de lui-même, à la théorie de la séduction et de ce fait d’avoir entraîné à sa suite les chercheurs vers une fausse piste. Cette accusation est en soi un hommage à l’inventeur de la psychanalyse confirmant que la recherche d’abus sexuels témoignait, dans l’esprit de ceux qui l’effectuaient, de la volonté de prendre Freud en défaut. Ainsi ce dernier est simultanément critiqué pour avoir renoncé à sa théorie de la séduction et pour ne pas y avoir renoncé. Cette opposition n’est contradictoire qu’en apparence.

En réalité, le point commun entre ces deux accusations c’est qu’elles écartent le principe même d’une vie psychique articulée de fantasmes. Si un patient évoque un abus sexuel dans son enfance, si ce n’est plus une conséquence d’un traumatisme ancien de la part d’un parent pervers, ce sont de faux souvenirs implantés par un thérapeute indélicat.

Je ne sais pas si la position de Karl Popper sur le caractère non falsifiable de la psychanalyse est vérifiée, par contre il est incontestable que les tentatives de récusation de psychanalyse ont échoué. Il ne reste plus à ses adversaires de proclamer urbi et orbi que Freud était un escroc qui a inventé entièrement sa clinique. Il faudrait alors comprendre pourquoi une fausse doctrine aurait eu un retentissement aussi grand sur la vision que l’homme a de lui-même. (…)

(…) En réalité, ce n’est pas exactement ainsi que travaillent les psychanalystes. Notre critère de validation de l’interprétation est une inflexion, parfois après un temps de latence, de la chaîne associative, quelque soit le discours manifeste du patient. À partir de ce procédé, a pu émerger au cours des séances de psychanalyse un matériel psychique inconscient se rapportant au passé et, en particulier chez les sujets présentant une névrose hystérique, à l’évocation de scènes sexuelles de l’enfance. Les symptômes de l’adulte sont une nouvelle édition de sa névrose infantile. La prise de conscience de ce passé, accompagnée de la reviviscence des émotions initiales rendent caduque la fonction défensive des symptômes et le patient échappe progressivement à la répétition. Par ailleurs, la cure psychanalytique met en évidence la névrose de transfert, report sur la personne de l’analyste d’une série d’images et d’états affectifs à la fois positifs et négatifs éprouvés autrefois par le patient à l’égard de ses propres parents. La fin de la cure est envisageable quand le patient a repris contact avec les moments les plus significatifs de son passé, bien souvent à partir de la prise de conscience de ses manifestations actualisées dans la névrose de transfert sur l’analyste et que celle-ci s’est résolue. Avec l’expérience, les indications de la cure psychanalytique ont été élargies auprès de sujets présentant des défaillances plus importantes dans la construction de leur personnalité. Dans ces cas, il faut parfois un long temps pour que, progressivement, la répétition des séances corrige des expériences de carence précoces. Si la fin de la cure n’ouvre pas vers des lendemains qui chantent – et par là source de déception car la satisfaction de l’adulte, toujours limitée, ne répond jamais aux aspirations de toute puissance de l’enfant qui est en nous –

l’analyse réussie donne au sujet la possibilité d’élaborer ses expériences vécues au lieu d’être prisonnier d’un processus de répétition. Les effets de la cure ne sont pas évalués seulement par la disparition des symptômes mais plutôt par l’appréciation, plus difficile, de capacités d’élaboration psychique sensiblement accrues conduisant à organiser sa vie autour de compromis réussis.

Au fond, la psychanalyse aussi bien comme théorie du psychisme que processus thérapeutique apporte la réponse à cette question banale mais fondamentale : pourquoi alors qu’il est si difficile de modifier ses habitudes (et plus encore ses conduites pathologiques), la persistance sur une longue durée d’un amour partagé est-elle un chemin sur lequel se dressent tant d’obstacles ? Enfin, si toutes les formes de psychothérapie reposent sur l’utilisation du transfert, la psychanalyse, elle, vise à l’expliciter pour l’élucider.

Le transfert, lorsqu’il est interprété par un psychanalyste permet au patient de revivre dans la cure tout ce qui n’a pas été élaboré dans son enfance pour lui donner une autre solution ; lorsqu’il est reçu par une personne incompétente ou perverse, il peut devenir un moyen d’emprise sur le sujet : c’est ce qui se produit dans les sectes, le gourou disant à ses adeptes : « Je suis bien celui que vous croyez ». Sans l’existence du transfert, il est impossible de comprendre comment des personnalités assez médiocres sont susceptibles d’avoir une telle emprise sur des personnes parfois très intelligentes.

Seule l’existence de transferts haineux, déplacés secondairement sur la personne de Freud, explique pourquoi des assertions invraisemblables ont été présentées comme des arguments scientifiques. Face à ses premiers patients hystériques, l’originalité de Freud est triple : la mise en place du cadre thérapeutique, la prise en compte des effets de la sexualité infantile sur la vie psychique de l’adulte et, enfin, la reconnaissance de l’importance du transfert. A partir de ces trois paramètres, la clinique, puis la théorie qui en rend compte ont été progressivement élaborées. Il est remarquable que ses détracteurs, s’ils présentent la démarche de Freud comme une mystification sont incapables de proposer une explication alternative à ses observations sauf à dire que l’hystérie n’existe plus et que les personnes désignées comme telles au XIXe siècle étaient vraisemblablement atteintes de maladies organiques. Les travaux neurologiques contemporains infirment la croyance d’une disparition de cette affection (10 à 20% des personnes considérées comme épileptiques souffrent en réalité de crises hystériques) [2]

Mes recherches sur ce sujet ont consisté à m’entretenir dans un service d’urgences médicales, avec des malades soupçonnés d’hystérie vus pour la première fois. Sans suggestion, mais en consacrant un temps suffisant à leur écoute, il a été possible d’entendre des récits très proches de ceux des patients de Freud malgré les différences de temps et d’espace[

[S. Lepastier (2004)

La crise hystérique, contribution à l’étude critique d’un concept clinique, Thèse de psychologie (Paris V)]]. (…)

(…) Que des personnes aient été profondément meurtries pour avoir été aux mains de praticiens incompétents ou arrogants, je suis non seulement prêt à le croire mais je peux en apporter un témoignage personnel ; que, dans des institutions psychiatriques, pédagogiques ou sociales, une phraséologie absconde teintée de vocabulaire psychanalytique ait pu servir à masquer des attitudes fort peu thérapeutiques, les psychanalystes n’ont jamais cessé de le dénoncer. Mais ces accrocs ne doivent pas nous conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain. (

…)

Voir l’article publié dans la tribune de Samuel Lepasquier dans Le Monde du 7 février : [


« L’inconscient, le grand absent »-


>http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=933285]


l’article est en ligne à l’adresse suivante : [->http://doc.sciencespobordeaux.fr/France2006/Fr.161.1.affaire.d.outreau/inconscinet.grand.M.08.02.06.pdf]


Boris Cyrulnik


Neuropsychiatre – Éthologue – dans son livre de l’inceste (1994), il décrit très bien, page 67, le fonctionnement de l’inceste allégué.

« … Ces incestes fantasmatiques sont courants et il suffit que l’inceste soit mis en vedette par le discours culturel, comme c’est actuellement le cas aux États-Unis, pour que se manifestent un grand nombre d’incestes allégués.

Le psychothérapeute y est pour quelque chose, qui, par son pouvoir de suggestion, transforme un fantasme en souvenir. Dix ans plus tard, on entend une femme très culpabilisée dire au cours d’entretiens : « comment ai-je pu croire à ce sentiment comme si c’était un acte véritable ? »

Le recul lui permet de travailler ce « souvenir greffé » en secret tandis que son père ou le frère achèvent leur peine d’emprisonnement.

« (…) Freud, dans un premier temps s’était laissé piéger par ces inceste allégués. Quand il a découvert la confusion entre fantasme et souvenir , il en a conclu que tous les souvenirs étaient allégués, faisant ainsi taire, pendant près d’un siècle, les femmes victimes de véritables incestes.


Lors d’une interview pour le journal Marianne du 25 Juin au 1er Juiillet 2005, Boris Cyrulnik expliquait bien les problèmes que nous rencontrons depuis plusieurs années :

« On a commencé à travailler sur l’inceste en 1970, raconte Boris Cyrulnik. A l’époque beaucoup de grands noms de la psychanalyse disaient que l’inceste n’existait que dans le fantasme. Il a fallu que des associations s’en mêlent pour que l’on reconnaisse enfin l’existence des victimes de l’inceste. C’est alors que, d’un coup, il y a eu une bascule ». Autrefois niées, les victimes ont été mises en vedette. Et les États-Unis ont connu ce qu’on appelle « l’épidémie des faux souvenirs ».

Les techniques de recovered memory therapy, très en vogue aux États-Unis à la fin des années 70, étaient censées permettre à des patients de se remémorer sous hypnose des épisodes refoulées de leur enfance pouvant expliquer leurs troubles psychiques. Des dizaines de milliers d’Américaines ont ainsi réussi à se « souvenir » avoir été violées par leur père dans leur plus tendre enfance.

L’ennui, c’est que dans uns grande partie des cas, les « souvenirs » avaient été suggérés (consciemment ou non) par les thérapeutes eux-mêmes. Des milliers de bons pères de famille se sont ainsi retrouvés injustement accusés d’avoir commis l’irréparable.

Aujourd’hui, les fausses accusations de viol ou d’inceste n’ont pas disparu pour autant. Depuis quelques années, on assiste même à une multiplication des allégations mensongères. « On voit pas mal de fausses victimes dans les affaires de viol entre concubins, quand la séparation se passe mal, explique un policier. Où finit la vengeance et où commence le viol ? Cette question nous la gardons toujours à l’esprit. » Parfois les divorces sont aussi l’occasion pour les mères d’accuser leur ex-mari d’attouchements sur les enfants, afin qu’il ne puisse exercer leur droit de visite. « Ces affaires surviennent bien plus souvent », constate le policier. Du faux souvenir à la calomnie, l’imposteur a dérapé.


Philippe Van Meerbeeck


Docteur en médecine, Neuropsychiatre et Psychanalyste – dans ouvrage L’Infamille ou la perversion du lien [/strong]


il décrit : – le processus des faux souvenirs – les conséquences des divorces houleux où le papa est privé de ses jeunes enfants[


[Voir l’article suivant : https://fauxsouvenirs-afsi.org/spip.php?article30]]


Résumé : Réflexion pour comprendre la recrudescence des affaires de pédophilie aux États-Unis et en Europe. Montre la perversion quasi généralisée du lien social et planche pour un retour à la triangulation de la relation du lien. Aborde les questions du déclin de la fonction paternelle, la révolution sexuelle, l’homo-parentalité, la sexualité féminine, le clonage, le rôle des médias et l’enseignement.


Quelques extraits :

Introduction

Les abus sexuels perpétrés sur des enfants, le plus souvent au sein même de la famille, ont toujours existé, mais ce n’est que depuis ces dernières années qu’il y a autant de plaintes d’abus sexuel de la part de jeunes, de procès contre des pères harceleurs, de demandes d’expertise concernant des pathologies incestueuses. Ce n’est que depuis la fin du siècle passé, particulièrement depuis l’affaire Dutroux, que les pédophiles suscitent tant d’inquiétudes.

Médiatisé sur fond d’exacerbation du sexe, affiché, provocant et ramené à la seule dimension de la jouissance, sur fond de démariage et d’amours trans-générationnelles, ce phénomène tout à fait contemporain a envahi les devants de la scène. Il interpelle les psychiatres, les psychanalystes, dans leur travail d’experts et dans leur pratique clinique, tant au niveau du diagnostic que du traitement, et préoccupe les autorités politiques et judiciaires. Si, depuis 1897, on n’accusait plus le père de séduction, on assiste au retour du refoulé, avec pour conséquence l’oubli de l’enseignement freudien, concernant la sexualité enfantine.

Durant la plus grande partie du XXe siècle, le complexe d’Œdipe avait déresponsabilisé les abuseurs et accablé les victimes. Par un renversement très repérable en Europe, il y a un peu plus de dix ans – et dix ans après les USA – ce sont les enfants qui sont idéalisés et les pères soupçonnés. Que révèle ce phénomène ? Quelle nouvelle « inscription psychique de l’être-en-société » serait à l’œuvre dans son émergence ? A quelle zone de l’humain avons-nous à faire ? Quelles leçons peut-on tirer de ce malaise ? Quelles nouvelles pistes peut-on ouvrir ? (…)

(…) Je rendrai compte également de la littérature scientifique contemporaine sur le sujet en évoquant les enquêtes et les études qui indiquent une recrudescence des abus sexuels et abordent le problème des fausses allégations. .. (…)

Recrudescence des abus sexuels « Œdipémie » et fausses accusations

A la lecture des textes et des livres sortis depuis dix ans, on voit assez clairement que la question des abus sexuels à l’égard des enfants préoccupent les gens depuis les années quatre-vingt dix en Europe et, en Amérique, depuis les années quatre-vingts. Il y a, entre les deux continents, un décalage d’environ une dizaine d’années. C’est donc intéressant de voir ce qui se passe en l’an 2000 aux États-Unis pour anticiper ce qui va arriver d’ici dix ans. Cette préoccupation précède largement l’affaire Dutroux. On a dès lors de nombreux textes sur le sujet. L’augmentation du nombre de plaintes, de procès, d’expertises et le suivi médiatique énorme qui leur est assuré donnent des idées a de nombreuses personnes…(…)

(…) Dans les ouvrages américains et canadiens sur les fausses allégations, on retrouve étonnamment cent ans plus tard, la grande question de Freud sur l’hystérie. Les symptômes du mal-être des femmes, jeunes et moins jeunes, prises aujourd’hui en charge en psychothérapie pour des problématiques dites « hystériques » (pas forcément…) , sont interprétés, dans la mouvance féministe et dans la paranoïa de l’abus sexuel, comme les traces d’un abus sexuel plus ou moins lointain. Des mouvements militants leur proposent de les aider à retrouver leurs souvenirs enfouis et oubliés d’abus sexuel qui expliquerait leur mal-être de femme, quinze ans, vingt ans, trente ans … après. Des femmes se retrouvent prises dans des dynamiques de groupe, au sein d’associations de femmes anciennes abusées, (ou supposées…) un peu comme dans les sectes fanatiques.

(…) Freud, lui, entendait les plaintes liées à l’abus sexuel et se demandait s’il était possible que tous les pères soient pervers. Aujourd’hui, les femmes ne se plaignent pas, au départ, d’abus sexuel, elles n’en ont aucun souvenir, mais par des méthodes d’induction ou de suggestion, en groupe ou autrement, elles en arrivent à être persuadées que l’abus a eu lieu. On assiste aujourd’hui en Amérique à une série de procès intentés par ces femmes sous influence, à leur père ou à une famille dite « disloquée ». Parfois le père se retrouve en prison sur la base de fausses allégations. A leur tour, les « accusés d’abus sexuel » font des procès aux psychiatres qui ont induit le souvenir. (…)

(…) On retrouve l’idée freudienne, à ceci près que Freud, lui, est revenu sur son hypothèse et a fait du trauma un fantasme. On est clairement face à des fantasmes œdipiens, dans ce sens où Freud l’entendait, de la part de jeunes filles ou de femmes qui présentent des problématiques hystériques, et qui s’interrogent sur l’amour du père, l’amour de l’homme, la féminité. Mais au lieu d’envisager un fantasme, on va faire des recherches poussées jusqu’à induire le souvenir d’un trauma sexuel qui n’a pas eu lieu. C’est en quelque sorte le retour du courant freudien mais à l’envers Concernant les outils diagnostiques, une abondante littérature fait apparaître clairement qu’il n’y a aucun diagnostic sûr et certain. Les symptômes attribués à un abus éventuel font partie de tous les symptômes psychopathologiques possibles et imaginables. (…)

(…) On est en réalité dans une mouvance où tout le mal-être de la femme doit être causé par l’abus sexuel. Si la femme n’en retrouve pas de trace dan s sa mémoire on considère cet oubli comme faisant partie du processus et l’on s’acharne à retrouver à tout pris l’existence d’un abus.

Les ouvrages consacrés au sujet décrivent bien les effets d’induction. En Belgique et ailleurs en Europe, on observe parmi les assistants sociaux, les psychopédagogues, les psychologues, les experts, un courant d’ « hystérisation collective » qui veut à tout prix démasquer le pédophilie ou le père abuseur. On ne connaît pas encore la même situation qu’en Amérique mais on y va tout droit. Tous les manuels, tous les traités anglo-saxons et les ouvrages qui sont traduits en français montrent bien qu’il n’y a aucun critère de diagnostic pour être certain qu’ il y a eu un abus. En même temps, des études très sérieuses démontrent que les symptômes qu’on pourrait croire liés à l’abus apparaissent aussi chez des personnes qui n’ont pas été abusées. (…)

N.B. Les mots plutôt incestueuses, pas forcément et supposées ont été rajoutés par l’ AFSI.


Jacques Van Rillaer


Psychanalyste et Professeur de psychologie à l’Université de Louvain-la-Neuve,


dans son ouvrage


Psychologie de la vie quotidienne [3],


il explique très bien le fonctionnement de la mémoire et des souvenirs. Nous avons trouvé intéressants et repris ci-dessous, quelques extraits concernant les vrais souvenirs et faux souvenirs de traumatismes, que nous avons également retrouvés sur le site ami de SOS thérapires – site disparu depuis.


Un outil merveilleux, mais imparfait Montaigne disait :  » c’est un outil d’un merveilleux secours que la mémoire, et sans lequel le jugement a bien de la peine à remplir son rôle.  » En fait, c’est toute la vie psychique qui s’appuie sur la mémoire. Lorsque la fonction mnésique se détériore, les perceptions les plus simples et la compréhension élémentaire s’en trouvent gravement perturbées. Dans des cas extrêmes, chez certains cérébrolésés, la personne perd le sentiment de sa propre identité.

[…] On peut s’émerveiller de notre capacité actuelle à nous souvenir, condition indispensable à la survie de notre espèce et à nos étonnantes réalisations intellectuelles. Il importe toutefois de reconnaître l’imperfection de cet  » outil d’un merveilleux secours « . Les observations recueillies par la psychologie scientifique, depuis plus d’un siècle, démontrent clairement une fréquence d’erreurs et d’illusions dans l’évocation des souvenirs, que les non-spécialistes ne peuvent imaginer. La mise en évidence du manque de fiabilité d’une partie importante de nos souvenirs est profondément déstabilisante et suscite beaucoup de résistances. C’est un des acquis essentiels de la psychologie contemporaine. À méconnaître le fonctionnement de la mémoire, des innocents sont condamnés sur la base de témoignages erronés formulés de bonne foi, des patients en psychothérapie accusent à tort des parents d’avoir commis des abus sexuels, des adultes, qui ne sont ni fous ni débiles, s’imaginent avoir vécu des vies antérieures ou avoir été victimes de sévices commis par des extra-terrestres. Que retenons-nous de nos premières années ?

Quand nous arrivons à la fin de l’enfance, une large part de nos souvenirs est à jamais perdue. C’est en particulier le cas de tous les événements des premières années de la vie. Quelques rares personnes disent garder en mémoire l’image d’un événement survenu alors qu’elles n’avaient que deux ans, mais personne ne semble pouvoir réellement remonter au-delà de cette frontière. Ce phénomène est appelé  » l’amnésie infantile « .

[…] Durant la petite enfance, nous faisons un grand nombre d’apprentissages : manger avec une cuillère, marcher, parler, etc. Les résultats de ces apprentissages constituent ce que Graf et Schacter ont appelé la  » mémoire implicite « . Des expériences passées, devenues totalement inaccessibles à la conscience, président à l’élaboration de significations générales ( » mémoire sémantique « ), d’habitudes et d’habiletés ( » mémoire procédurale « ). Arrivés à l’adolescence, nous savons que Rome est la capitale de l’Italie et que les chiens peuvent mordre, nous savons comment procéder pour lacer nos souliers. Nous ne pouvons plus nous rappeler où et comment nous l’avons appris. Un nourrisson, qui peut faire bouger un mobile grâce à un cordon relié à son pied, peut se souvenir de cette expérience : replacé dans la même situation, il bouge d’emblée la jambe et manifeste de la joie. À l’âge de deux mois, il conserve le souvenir durant 24 heures ; à six mois, durant 15 jours. Toutefois, la totalité des événements concrets survenus avant l’âge de deux ans devient indisponible à la conscience quelques années plus tard. Le bon fonctionnement de la mémoire  » événementielle  » ou  » épisodique  » suppose une maturation neuronale, notamment de l’hippocampe, qui n’est pas réalisée avant deux ou trois ans.  » Bon développement  » ne signifie cependant pas conservation photographique des événements.

Les souvenirs ne sont pas stockés comme des fiches qui demeurent, inchangées, à notre disposition. Au moment de leur évocation, le degré de leur correspondance avec les événements passés dépend de multiples facteurs, notamment des processus d’encodage et de récupération, des événements antérieurs et des événements ultérieurs aux souvenirs en question, l’environnement présent de la personne, son activité et son état affectif.

Quand on voudrait oublier, désespérément

[…] Avons-nous tendance à oublier davantage les événements qui nous sont désagréables que ceux qui suscitent du plaisir ? Si oui, ce processus joue-t-il pour tous nos souvenirs ? Qu’en est-il chez les enfants ? Les traumatismes vécus durant les deux premières années sont, quelques années plus tard, irrémédiablement oubliés. Par contre, à partir de l’âge de trois ans, les expériences très pénibles sont gardées en mémoire et réapparaissent facilement. Les recherches les plus impressionnantes portent sur des enfants américains, qui ont assisté au meurtre d’un de leurs parents. (Dans une ville comme Los Angeles, chaque année plus de cent enfants subissent une telle horreur).

Malmquist, qui a examiné seize enfants de moins de onze ans ayant subi ce drame, conclut :  » Chez les seize enfants, apparaissent des souvenirs vivaces de l’événement. Les images mnésiques du meurtre persistent, elles sont tenaces et surgissent à des moments inattendus. » Eth et Pynoos ont soigneusement interrogé vingt-cinq enfants qui ont subi le même sort. Voici la réponse typique d’un enfant :  » À l’école, j’entends tout, mais ce que j’entends s’efface sans cesse, parce que je revois constamment ce qui est arrivé à ma mère.  » Les chercheurs concluent en ces termes :  » Nos interviews montrent que les enfants gardent des souvenirs très précis, souvent avec des détails. Ces constatations sont conformes à la théorie des souvenirs-flashes

[…]. Des souvenirs très vifs de ce type résultent de la confrontation avec un événement inattendu impliquant fortement la personne et provoquant une intense émotion.  » Les mêmes auteurs ont observé que les enfants qui ont subi de multiples traumatismes ne s’immunisent guère. Au contraire, les divers traumatismes donnent lieu à une série de vifs souvenirs, quoique parfois sans beaucoup de détails. Eth et Pynoos se sont intéressés particulièrement à des enfants qui ont vu un de leurs parents tuer l’autre. Ces enfants ont subi, outre l’horreur de ce meurtre, un  » conflit de loyauté  » à l’égard du parent meurtrier. Ils n’oublient pas davantage cette scène que les autres enfants. Une étude portant sur des enfants qui ont assisté au viol de leur mère aboutit à la même conclusion : tous les enfants examinés souffrent de l’apparition fréquente et irrépressible du souvenir de ce traumatisme.

Qu’en est-il des souvenirs d’expériences d’inceste et autres abus sexuels vécus durant l’enfance ?

Notons d’abord que ces expériences apparaissent généralement moins traumatisantes que le spectacle, en état d’impuissance, de la mise à mort du père ou de la mère. Certains enfants qui subissent une situation définie comme outrageante, selon les normes du monde occidental adulte, ne la ressentent pas comme scandaleuse ou traumatisante. Spanos, qui a fait une revue de la littérature spécialisée, conclut que certains abus subis durant l’enfance s’oublient pour les mêmes raisons que d’autres événements courants : ils n’ont pas été vécus comme vraiment importants. Contrairement à une idée largement répandue, les recherches rigoureuses montrent que les abus sexuels ne provoquent pas toujours, chez tous les enfants, de graves dommages. Certes c’est souvent le cas, mais les enfants les plus perturbés, parmi ceux qui ont subi des abus, proviennent le plus souvent de familles caractérisées également par d’autres graves dysfonctionnements.

Les enquêtes méthodiques et soigneuses sur les enfants victimes d’inceste et autres abus sexuels vont toutes dans le même sens : les souvenirs de ces événements ne sont nullement refoulés et oubliés, du moins si les enfants ont plus de trois ans et si les expériences ont été réellement traumatisantes. Chez les enfants choqués, les images mnésiques sont d’autant plus vivaces, fréquentes et envahissantes que les événements étaient graves et que ces victimes ont essayé de réprimer ces souvenirs. Les études qui ont porté spécifiquement sur des enfants sexuellement abusés et menacés par des adultes pour qu’ils gardent le silence montrent que ces victimes se souviennent particulièrement bien des sévices.

L’interdiction de parler renforce les souvenirs et les rend encore plus intrusifs En 1995, les psychiatres américains Pope et Hudson ont fait une revue critique des recherches sur le refoulement des traumatismes sexuels. Ils concluent :  » L’expérience clinique dont on dispose actuellement ne permet pas de conclure que des personnes puissent refouler les souvenirs d’abus sexuels. Cette constatation est étonnante, car beaucoup d’auteurs ont supposé que des centaines de milliers, voire des millions de personnes ont enfoui en eux des souvenirs de ce type.  »

(…) Les faux souvenirs

Les déformations des souvenirs sont particulièrement importantes chez les enfants. Contrairement à l’adage, plus les enfants sont jeunes, plus des fabulations sortent de leur bouche. Jean Piaget, le plus grand nom de la psychologie de l’enfant, enseignait :  » La mémoire de l’enfant de deux à trois ans est encore un mélange de récits fabulés et de reconstitutions exactes, mais chaotiques.  » Déjà en 1946, il attirait l’attention sur les souvenirs inventés et donnait d’exemple d’un de ses propres faux souvenirs . Un faux souvenir de Jean Piaget  » Un de mes plus anciens souvenirs daterait, s’il était vrai, de ma seconde année. Je vois encore, en effet, avec une grande précision visuelle, la scène suivante à laquelle j’ai cru jusque vers 15 ans. J’étais assis dans une voiture de bébé, poussée par une nurse, aux Champs-Elysées (près du Grand-Palais), lorsqu’un individu a voulu m’enlever. La courroie de cuir serrée à la hauteur de mes hanches m’a retenu, tandis que la nurse cherchait courageusement à s’opposer à l’homme (elle en a même reçu quelques griffures et je vois encore vaguement son front égratigné). Un attroupement s’ensuivit, et un sergent de ville à petite pèlerine et à bâton blanc, s’approcha, ce qui mit l’individu en fuite. Je vois encore toute la scène et la localise même près de la station du métro. Or, lorsque j’avais environ 15 ans, mes parents reçurent de mon ancienne nurse une lettre leur annonçant sa conversion à l’Armée du Salut, son désir d’avouer ses fautes anciennes et en particulier de restituer la montre reçue en récompense de cette histoire, entièrement inventée par elle (avec égratignures truquées). J’ai donc dû entendre comme enfant le récit des faits auxquels mes parents croyaient, et l’ai projeté dans le passé sous la forme d’un souvenir visuel, qui est donc un souvenir de souvenir, mais faux ! Beaucoup de vrais souvenirs sont sans doute du même ordre. « 

Des psychologues ont fait la démonstration de la facilité de suggérer des faux souvenirs chez des enfants. Loftus a réalisé une expérience qui a servi de modèle à beaucoup d’autres. Elle a demandé à des étudiants d’interroger des enfants de leur entourage – par exemple leur petit frère – de manière à faire retrouver à ces enfants le souvenir de s’être perdu dans un centre commercial, quelques années plus tôt. Les étudiants devaient s’être assurés, auprès des parents, que l’enfant n’avait pas connu pareille mésaventure. Lors du premier interrogatoire de l’étudiant, qui portait aussi sur de véritables événements du passé, l’enfant déclarait généralement ne pas se souvenir de s’être égaré dans un centre commercial. Toutefois, lorsque l’étudiant revenait sur cet  » événement  » plusieurs fois, avec insistance, les jours suivants, la plupart des enfants finissaient par se le rappeler, puis ajoutaient eux-mêmes une série de détails. Ils déclaraient par exemple :  » Je suis allé voir le magasin de jouets, c’est là que je me suis perdu. J’ai pensé que je ne reverrais plus jamais ma famille. Un vieil homme, portant une chemise bleue, m’a demandé si je m’étais perdu. Je pleurais…  »

L’expérience de Loftus montre la facilité avec laquelle un faux souvenir peut être implanté chez un enfant, un fait largement confirmé par des recherches plus rigoureuses. Citons, comme exemple, une expérience de Stephen Ceci, de l’université Cornell. Le psychologue interroge des parents sur des événements qui se sont ou non produits dans la vie de leur enfant. Ensuite il demande aux enfants de se rappeler des événements réels et deux événements qu’il invente et présente comme réels. Les événements fictifs sont : un voyage en ballon ; le fait d’avoir eu le doigt pris dans une souricière et d’avoir dû aller à l’hôpital pour se libérer du piège. Les enfants sont invités à faire des efforts pour se rappeler et visualiser les scènes. La procédure est répétée dix fois, à raison d’une fois par semaine. Au fil du temps, de plus en plus d’enfants disent se rappeler les événements. Ils fournissent alors des détails de leur cru. Finalement, plus de la moitié des enfants font état d’un ou des deux souvenirs imaginés. Quand les parents révèlent à leurs enfants que ces histoires ont été fabriquées par le psychologue, 27 % des enfants affirment être certains de les avoir vécues. Des recherches, comme celles de Loftus et Ceci, montrent que plus les interrogatoires sur des événements inexistants sont répétés, plus les interrogés ont tendance à produire des faux souvenirs. Le processus est courant chez les enfants, mais il se produit aussi chez des adultes. Le 4 octobre 1992, un avion de ligne s’écrasait sur un grand immeuble à appartements des environs d’Amsterdam, faisant un grand nombre de morts. Un an plus tard, trois psychologues hollandais interrogeaient des compatriotes adultes sur leurs souvenirs relatifs à ce drame, qualifié de  » catastrophe nationale « . Ils demandaient notamment s’ils se rappelaient les images de la télévision montrant le moment où l’avion percutait le building. En réalité, ces images n’existaient pas. Néanmoins, 55 % des sujets interrogés répondirent avoir vu, effectivement, ces images. Ainsi, il suffit parfois de poser des questions sur des faits inexistants pour susciter leur visualisation mentale et leur souvenir.

Chez des personnes qui souffrent d’altérations cérébrales – en particulier dans la partie frontale de l’hémisphère droit -, les fabulations sont très fréquentes. Les réactions des jeunes enfants, dans des tests cognitifs, présentent de nombreuses similitudes avec ces malades. Il y a un siècle environ, Hyppolyte Bernheim mettait déjà en garde les enquêteurs et les juges contre ce qu’il appelait les  » hallucinations rétroactives « , les souvenirs illusoires de faits qui n’ont jamais existé et que l’on peut facilement faire apparaître chez des personnes suggestibles. Il écrivait :  » Comme le médecin qui est exposé à créer chez son malade des symptômes qu’il n’a pas, à extérioriser sur lui ses propres conceptions, de même le juge d’instruction est exposé à imposer ses idées préconçues aux témoins, et à leur dicter, à son insu, des faux témoignages.

[…] Si les témoins sont interrogés en présence l’un de l’autre et que le premier raconte l’affaire avec précision, et sans hésitation, souvent tous les autres suivent et confirment la version de leur chef de file, convaincus que c’est arrivé comme il a dit, ne se doutant pas qu’ils ont pu être suggestionnés par lui.  » Des recherches psychométriques sur des adultes, qui produisent facilement de faux souvenirs, ont mis en évidence les caractéristiques suivantes : des troubles de l’attention et de la mémoire, une grande imagination, la capacité de produire des images mentales très vives et accompagnées de réactions émotionnelles, une forte suggestibilité, la facilité à se laisser hypnotiser. Avec ce que nous savons aujourd’hui, on ne s’étonne guère que Freud, alors qu’il croyait que l’hystérie et le trouble obsessionnel étaient causés par le refoulement d’expériences sexuelles de l’enfance, ait retrouvé de telles scènes chez n’importe quel patient, parfois au prix de  » plus de cent heures de travail « .

En 1896, Freud affirmait avoir découvert chez tous ses patients hystériques une ou plusieurs expériences sexuelles précoces. Il distinguait alors trois groupes de  » coupables  » : d’autres enfants (le plus souvent un frère ou une sœur), des adultes de l’entourage ( » bonne d’enfant, gouvernante, proche parent « ) et des adultes étrangers à l’entourage. Après 1897, lorsqu’il aura remplacé la théorie de la séduction par celle du fantasme et qu’il croira à l’universalité des sentiments  » œdipiens « , il retrouvera chez toutes ses patientes  » hystériques  » des fantasmes mettant en scène des séductions par le père, des fantasmes qu’elles auraient créés dans l’enfance et qu’elles auraient ensuite refoulés.

L’histoire de la psychanalyse illustre, de façon exemplaire, la facilité avec laquelle des psys peuvent générer, à partir de leur théorie, des souvenirs – d’événements ou de fantasmes – qui servent ensuite de preuve pour la vérité de la théorie.

(…) L’épidémie des souvenirs d’abus sexuels

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les  » attentats à la pudeur  » perpétrés à l’encontre d’enfants sont devenus un sujet d’étude et de publications. Freud, à l’époque où il séjourna à Paris (d’octobre 1885 à février 1886), a eu connaissance des ouvrages de Tardieu, professeur de médecine légale à l’université de Paris, et de Brouardel, son successeur. Ces lectures ont sans doute contribué à la constitution de sa théorie de la séduction. Rappelons que Freud a affirmé, pendant à peu près deux ans, que toutes les  » psychonévroses  » sont causées par le refoulement de traumatismes sexuels subis dans l’enfance et qu’il a ensuite rejeté cette théorie au profit d’une explication par des fantasmes incestueux, suscités par le complexe d’Œdipe des enfants. Cette réorientation est devenue la doctrine officielle de la psychanalyse jusqu’à nos jours. Une conséquence dramatique a été la négation massive, pendant environ quatre-vingts ans, de la réalité des abus sexuels commis sur des enfants. Cette négation a été le fait des psychanalystes, quasi sans exceptions, mais a été également, via la popularité du freudisme, le fait de la majorité des professionnels de la santé et des hommes de loi. Comme nous l’avons vu plus haut, à partir de trois ans, les personnes ayant subi réellement un traumatisme important – de nature sexuelle ou autre – ne peuvent l’oublier ou le  » refouler « , quand bien même elles le souhaitent ardemment. Des femmes ont parlé de ces expériences pénibles à des thérapeutes. Parmi ceux-ci, quelques-uns ont écouté les récits sans automatiquement les décoder comme des productions fantasmatiques.

À la fin des années 70, l’Américaine Judith Herman a été une des premières psychiatres à dénoncer la théorie du fantasme comme le moyen souverain de disqualifier toute accusation de sévices sexuels subis dans l’enfance. En 1981, le prestigieux éditeur Harvard University Press publiait son ouvrage Father-Daughter Incest. Elle y soutenait que l’inceste entre père et fille est plus répandu qu’on ne le croit. Elle se basait sur des récits de patientes qui déclaraient avoir été abusées, s’en être toujours souvenues et en souffrir jusqu’à l’âge adulte. Notons qu’il n’était pas ici question de l’exhumation laborieuse de traumatismes totalement oubliés ! Herman avait le grand mérite de rendre justice aux femmes à la fois abusées et traitées de menteuses ou d’hystériques. Toutefois, elle croyait naïvement qu’il suffisait de remonter jusqu’à la théorie de la séduction de 1895-96 pour retrouver la vérité. Pour elle, Freud avait commencé par vraiment écouter ses patientes, puis il les avait trahies. Selon ses termes,  » le patriarche de la psychologie moderne avait élaboré une psychologie d’hommes « .

[…] Herman et Masson sont apparus comme des cautions scientifiques pour des féministes qui, à partir des années 70, protestaient énergiquement contre le déni systématique des cas réels d’abus sexuels. Au cours des années 80, des groupes d’entraide et des groupes de thérapie pour  » survivantes de l’inceste  » se sont multipliés comme une traînée de poudre à travers les États-Unis. Les médias, en particulier des talk-shows populaires, ont largement contribué à leur diffusion. Au début des années 90,  » quasi tous les soirs, dans toutes les grandes villes américaines, des groupes de « survivants de l’inceste et de rituels sataniques » se réunissent.  » Au début, les participantes de ces groupes étaient de vraies victimes d’abus. Elles ont été rapidement rejointes par des femmes qui n’avaient aucun souvenir de sévices endurés dans l’enfance, mais qui avaient été convaincues par leur psy que tous leurs problèmes actuels et passés n’étaient que les symptômes de traumatismes sexuels refoulés. Les psys se sont alors spécialisés dans la remémoration des abus refoulés. Une nouvelle thérapie est née : la thérapie des souvenirs retrouvés (recovered memory therapy). Elle utilise plusieurs techniques, dont les principales sont l’hypnose, la thérapie de groupe et surtout la combinaison de ces deux moyens souverains de persuasion. La grande majorité des praticiens de cette  » thérapie  » n’ont pas de diplôme universitaire de psychologie ou de psychiatrie. Une partie d’entre eux se sont proclamés thérapeutes après s’être découverts abusés dans l’enfance et avoir suivi une  » formation  » chez un  » psy  » ou un gourou ignorant tout de la psychologie scientifique.

[…] La mythologie répandue par les thérapeutes de la mémoire retrouvée a eu des conséquences désastreuses, tant pour les accusés que pour les accusatrices. Pendant plus de dix ans, des parents ont été injustement accusés, gravement perturbés, condamnés à de lourdes peines de prison et des amendes énormes (jusqu’à un million de dollars). Citons un exemple typique, rapporté par Elisabeth Loftus :  » Dans le Missouri, en 1992, un confesseur aida Beth Rutherford, une jeune femme de 22 ans, à se souvenir qu’entre 7 et 14 ans elle avait été régulièrement violée par son père pasteur, quelquefois aidé par sa mère, qui la tenait. Encouragée par le prêtre, B. Rutherford se souvint qu’elle avait été enceinte deux fois de son père, qui l’avait forcée à avorter seule, à l’aide d’un portemanteau. Lorsque ces accusations furent rendues publiques, son père dut abandonner son ministère, mais des examens médicaux révélèrent que la jeune femme était encore vierge et n’avait jamais été enceinte. En 1996, elle poursuivit le prêtre, qui fut condamné à une peine d’un million de dollars.  » Cet exemple illustre le fait que des autorités religieuses – notamment des chrétiens fondamentalistes – et des  » conseillers  » de toute espèce ont largement participé à ce délire collectif.

L’évolution psychologique des femmes traitées – mieux vaudrait dire  » abusées  » – par la thérapie du ressouvenir de l’inceste s’est avérée le plus souvent négative et parfois désastreuse. Il apparaît aujourd’hui évident que des personnes réellement traumatisées doivent pouvoir parler, dans un contexte rassurant, de leurs expériences passées, pendant un certain temps. Toutefois, la focalisation répétitive sur des dommages subis – même s’ils sont réels – ne fait qu’entretenir le ressentiment et favorise l’éclosion de troubles psychologiques.

Citons encore Loftus, qui a consacré plusieurs années à étudier les faux souvenirs d’abus et leurs conséquences :

 » En pétrifiant le souvenir, l’imposant comme un point de vue passif et impuissant de l’enfant, la thérapie emprisonne ses patients dans un passé douloureux, plutôt que de les en libérer. À chaque fois que nous nous « rappelons traumatiquement », les outrages sont vécus à nouveau, et l’enfance devient un enfer dont on ne s’échappe plus. « 

Les psychologues scientifiques ont peu de pouvoir pour dissiper les mythologies de l’inconscient véhiculées par des collègues  » psys  » et répandues dans le public. En l’occurrence, la principale raison du reflux du Mouvement de la mémoire retrouvée a été la production de souvenirs de plus en plus délirants, notamment des tortures subies dans des sectes sataniques (voir encadré), dans des vies antérieures et dans des soucoupes volantes.

 » Souvenirs  » d’une victime d’une secte satanique

En 1986, Nadean Cool, aide-soignante dans le Wisconsin, consulte un psychiatre parce qu’elle ne parvient pas à faire face à un traumatisme vécu par sa fille. Au cours du traitement, le thérapeute utilise l’hypnose et d’autres techniques de suggestion pour savoir si N. Cool n’aurait pas elle-même été maltraitée et si elle n’en aurait pas refoulé le souvenir. Après quelques séances, N. Cool est convaincue qu’elle a effectivement été utilisée par une secte satanique qui lui aurait fait manger des bébés, l’aurait violée, lui aurait fait avoir des rapports sexuels avec des animaux et l’aurait forcée à regarder le meurtre de son ami âgé de huit ans. Le psychiatre finit par lui faire croire qu’elle a plus de 120 personnalités – enfants, adultes, anges et même un canard – en raison des abus sexuels et de la violence dont, enfant, elle a été victime. Le psychiatre pratique plusieurs séances d’exorcisme, dont une qui dure cinq heures et comprend une aspersion d’eau bénite et des hurlements destinés à faire sortir Satan de son corps. Lorsque N. Cool comprend finalement qu’on lui instille de faux souvenirs, elle poursuit le psychiatre en justice. En mars 1997, après cinq semaines de procès, l’affaire se règle à l’amiable par une indemnité de deux millions de dollars versés par le psychiatre.


L’A F S I remercie Jacques Van Rillaer de ces excellents commentaires sur les faux souvenirs.


Notes et références bibliographiques


[4]


Anne Guyard et Pascale Piolino


Laboratoire cognition et comportement associé au CNRS, Université René Descartes, Paris 5


Les faux souvenirs : à la frontière du normal et du pathologique


Quelques extraits qui nous ont parus importants pour la compréhension des faux souvenirs : False memories : an interface between normal memory and pathology Tirés à part : P. Piolino

Points clés

Les faux souvenirs désignent le rappel ou la reconnaissance d’événements qui n’ont jamais eu lieu. –

Les faux souvenirs existent chez les sujets de tous âges, mais ils sont plus fréquents chez les sujets âgés. – Les faux souvenirs sont présents chez les patients cérébrolésés sous la forme de fabulations, d’intrusions et de fausses reconnaissances. –

La création de faux souvenirs est la conséquence de dysfonctionnements mnésiques et attentionnels. – En situation de laboratoire, le paradigme DRM permet d’évaluer l’apparition de faux souvenirs

Résumé.

L’un des aspects les plus inattendus de notre mémoire est l’existence de faux souvenirs. Ce phénomène désigne le rappel ou la reconnaissance d’événements qui n’ont jamais eu lieu. Depuis quelques années, l’étude des faux souvenirs est devenue un domaine de recherche particulièrement actif de la psychologie et de la neuropsychologie. L’objectif de cette revue est de parcourir les différentes études menées sur les faux souvenirs, en s’intéressant plus spécifiquement à l’influence de l’âge et de la maladie d’Alzheimer sur leur production. Nous discutons ensuite les mécanismes d’apparition des faux souvenirs chez les sujets sains et les patients cérébrolésés en passant en revue les hypothèses liées à l’organisation de la mémoire sémantique et aux fonctions exécutives.

Mots clés : mémoire épisodique, faux souvenir, fausse reconnaissance, vieillissement, maladie d’Alzheimer Abstract. One of the most unexpected aspects of our memory is the existence of falsememories. This phenomenon concerns the recall or recognition of events that never took place. Since a few years, the study of false memories became a field of research particularly active in psychology and neuropsychology. The objective of this review is to examine the various studies undertaken on false memories, while being interested more specifically by the influence of age and Alzheimer’s disease on their production. We discuss then the mechanisms of production of false memories reviewing the assumptions related to the organization of semantic memory and to executive functions. Key words : episodic memory, false memory, false recognition, aging, Alzheimer’s disease

La mémoire épisodique est définie comme la mémoire des événements personnellement vécus, situés dans leur contexte spatiotemporel et social d’acquisition [1]. Contrairement aux autres systèmes de mémoire à long terme (e.g. mémoire sémantique ou mémoire procédurale) qui restent orientés vers le présent, la mémoire épisodique permet de voyager mentalement dans le temps, c’est-à-dire de revivre les expériences passées et de se projeter vers l’avenir.

L’un des aspects les plus inattendus de cette forme de mémoire est l’existence de faux souvenirs, soit le rappel ou la reconnaissance d’événements qui n’ont jamais eu lieu. Ce phénomène soulève la question particulièrement délicate et passionnante de la frontière du normal et du pathologique dans la distorsion des souvenirs

. Les dysfonctionnements de la mémoire épisodique présents chez les patients cérébrolésés impliquent non seulement des déficits d’encodage, de récupération ou des oublis, mais également la création de faux souvenirs. Ceux-ci peuvent se manifester par des fabulations ou bien des intrusions et des fausses reconnaissances dans les épreuves classiques de mémoire épisodique comme le test de Grober et Buschke. Si les recherches en neuropsychologie se sont surtout centrées sur l’étude des symptômes négatifs qui accompagnent les désordres mnésiques liés aux pathologies cérébrales (déficit de rappel ou de reconnaissance d’une information étudiée), un intérêt croissant se porte depuis ces dernières années sur l’étude des symptômes positifs (faux rappel ou fausse reconnaissance).

Pourtant, il existe aussi des faux souvenirs chez le sujet sain, certains pouvant entraîner des faux témoignages par exemple. De plus, tout souvenir contient une part de déformations puisque par essence il est une reconstruction plus ou moins approximative de la réalité à partir de ce que nous connaissons de nous même et de souvenirs de détails vécus, et c’est un phénomène normal [2]. Les faux souvenirs ne sont donc pas l’apanage des patients souffrant de troubles de mémoire. Étudier ces distorsions mnésiques s’avère être d’un intérêt multiple, puisqu’elles permettent de donner des informations sur le fonctionnement normal de la mémoire et sa fragilité, ainsi que de caractériser les désordres mnésiques liés aux pathologies cérébrales. La plupart des études de laboratoire menées en neuropsychologie des faux souvenirs se sont appuyées sur le paradigme novateur du « DRM » du nom des auteurs Deese, Roediger et McDermott. Favorisant l’émergence de fausses reconnaissances chez les sujets sains comme chez les sujets atteints de déficits mnésiques, cette procédure permet de mieux cerner les effets des lésions cérébrales sur la création de faux souvenirs, notamment dans le cadre de la maladie d’Alzheimer. Après une description succincte des différentes formes de faux souvenirs explorées dans la littérature et des mécanismes mis en jeu lors de leur production, notamment lors des fausses reconnaissances, nous soulignerons plus spécifiquement la manière dont le vieillissement normal et la maladie d’Alzheimer influencent ces faux souvenirs.

Souvenirs et faux souvenirs

L’essor des études sur les faux souvenirs remonte aux années 1990 avec les débats tumultueux aux États-Unis concernant la véracité des reviviscences précises de souvenirs traumatiques d’abus sexuels lors de psychothérapies [3].

C’est dans le contexte de ces discussions que le terme de « faux souvenirs » est entré dans l’usage commun des recherches en psychologie sur la nature des processus mnésiques.

Cestravaux ont permis aux chercheurs en psychologie de ne plus entrevoir les systèmes mnésiques d’une façon réductrice et largement influencée par l’aspect quantitatif de la performance mnésique du sujet. Motivés par les distorsions mnésiques observées dans la vie quotidienne, de nombreux travaux ont souligné l’intérêt de s’attacher à l’aspect qualitatif de la performance mnésique, afin de faire le lien entre les phénomènes de fausses mémoires chez le sujet sain et les distorsions mnésiques ou illusions de mémoire observées dans les pathologies cérébrales. La mémoire est vraisemblablement la fonction psychologique qui nous est la plus familière, puisqu’elle intervient dans toutes nos activités quotidiennes. Des expériences ou des événements datant de dix ans peuvent être remémorés avec force de détails, si bien que nous avons l’impression de pouvoir les revivre.

Cependant, notre mémoire n’est pas infaillible. Notre cerveau n’est pas comparable au disque dur d’un ordinateur, où les détails sont inscrits, stockés, puis récupérés avec une fiabilité absolue. La mémoire est un processus créateur, tout comme la perception visuelle. Les souvenirs peuvent être sujets à la transformation, au mélange, à l’imagination, à l’altération ainsi qu’à l’oubli. Certaines descriptions d’événements que nous n’avons pourtant pas vécus peuvent être acceptées comme des représentations réelles de nos propres expériences [4]. Nos souvenirs sont sensibles aux suggestions des autres, ainsi qu’à leurs questions dirigées. Différents facteurs affectant les phases d’encodage et de récupération sont impliqués dans les distorsions des souvenirs autobiographiques [5].

La mémoire autobiographique est une mémoire sélective qui voit la réalité à travers un prisme, celui de notre modèle d’identité. Ce modèle (le self) détermine ce qui est encodé, stocké ou récupéré au gré des intérêts, des croyances et des désirs présents. Si l’encodage peut être défini comme le processus permettant le traitement et la conversion des caractéristiques d’un événement en traces mnésiques, il s’agit déjà d’un processus subjectif qui guide notre attention sur les éléments à encoder. Notre savoir préexistant peut aussi envahir et corrompre nos nouveaux souvenirs. La plupart des événements quotidiens sont oubliés rapidement dans les jours qui suivent leur encodage, seuls certains événements sont maintenus en mémoire autobiographique et stockés durablement. Cette consolidation est, là aussi, le fruit d’un processus de sélection guidé par notre subjectivité. Lors de la récupération en mémoire, les souvenirs autobiographiques mettent en jeu des processus mnésiques complexes de reconstruction : les souvenirs ne sont pas des copies conformes mais ils évoquent en les modifiant les événements vécus ; ils dépendent des connaissances autobiographiques de base, du modèle d’intégrité et de cohérence du sujet (le self) et impliquent des processus de contrôle attentionel pour trouver un indice, rechercher et vérifier le souvenir. Ce processus rend compte de la déformation des souvenirs puisque le souvenir est reconstruit et interprété chaque fois en fonction du self actuel du sujet. Ainsi, l’événement récupéré est une interprétation propre au sujet. L’expérience du souvenir émerge de la cohérence du self actuel avec le self passé permettant de revivre des détails perceptivo-sensoriels et cognitifs (affect, perceptions, pensées…) de nos expériences passées à partir de connaissances plus générales autobiographiques. L’acte de récupérer des souvenirs particuliers participe à la consolidation des souvenirs à long terme. Quand nous répétons une information inexacte qui a infiltré nos restitutions pendant que nous essayons de combler les brèches de souvenirs fragmentaires, nous pouvons sans le vouloir créer des croyances erronées concernant le passé. La répétition de versions légèrement différentes du souvenir l’altère de façon inconsciente, créant un souvenir faussé. Ce dernier reste alors solidement ancré dans notre mémoire.

De nombreux exemples de souvenirs déformés démontrent que la restitution relativement fidèle d’informations dépend surtout de notre mémoire de la source, soit de notre capacité à rappeler précisément quand, où et comment un événement est survenu., Cette mémoire fait donc appel au contexte de l’encodage. Le terme source fait référence à un certain nombre de caractéristiques qui, ensemble, spécifient les conditions dans lesquelles la mémorisation de l’information s’effectue, comme le contexte spatial, temporelet social de l’événement. Le contrôle de la source (source monitoring) est essentiel pour distinguer ceque nous avons réellement vécu de ce que nous avons pu imaginer.

La mémoire de la source contribue ainsi à notre capacité à exercer un contrôle sur nos souvenirs. Elle s’avère néanmoins être particulièrement sensible aux phénomènes de faux souvenirs. Les travaux en neuropsychologie ont également examiné les illusions de mémoire en centrant leur intérêt sur trois phénomènes de distorsions affectant le processus de reconstitution mnésique chez les patients : les fabulations, les intrusions, ainsi que les fausses reconnaissances.

Les fabulations font l’objet de multiples définitions. Décrites dans des contextes divers et variés, leurs particularités et leurs mécanismes restent encore très discutés. D’une manière générale, la fabulation peut s’entrevoir comme « un mensonge honnête » [6]. Cette production narrative est une affirmation verbale incohérente avec l’histoire du sujet, son passé et sa situation actuelle [7]. Par exemple, lorsqu’on l’interroge sur son emploi du temps, le sujet répond en fonction de routines bien établies, de ses habitudes, sans que celles-ci correspondent forcément au moment présent. Il arrive également que les préoccupations ou les motivations d’un sujet influencent le contenu de leur fabulation. Cette falsification de la mémoire est un symptôme fréquemment observé chez les patients amnésiques, mais elle a tout d’abord été décrite chez les patients atteints du syndrome de Korsakoff. Les fabulations peuvent également être observées chez les patients présentant une tumeur cérébrale, une rupture d’anévrisme de l’artère communicante antérieure, une cingulectomie, un traumatisme crânien, une schizophrénie [8] ou dans la maladie d’Alzheimer [9]. Les patients atteints de la maladie d’Alzheimer sont sensibles à la création de fabulation lorsqu’on leur demande de retrouver un souvenir autobiographique ou d’élaborer un projet personnel. La fabulation est produite de façon inconsciente et donc à différencier du mensonge. Le menteur, conscient de ses dires, a pour finalité de tromper l’autre, alors que le fabulateur est dupé lui-même. Deux formes de fabulation sont actuellement décrites dans la littérature. On distingue les fabulations provoquées des fabulations spontanées [10]. Les premières expriment la tendance du patient à enrichir ses souvenirs en réponse à une question posée. Elles peuvent émerger par exemple lors de la passation de tests mnésiques. Les deuxièmes, quant à elles, se présentent comme des épisodes réels ou imaginés, déplacés dans le temps, ou au contenu parfois incongru. Ces dernières sont souvent résistantes et simples à détecter de par l contradiction, la bizarrerie et l’improbabilité des réponses fournies par le sujet. Les auteurs restent cependant encore très imprécis sur la différenciation des mécanismes entre ces deux types de fabulation. Plusieurs hypothèses ont été proposées pour expliquer l’origine de ces phénomènes mnésiques. Elles soulignent le rôledu dysfonctionnement des fonctions exécutives, des processus de contrôle en mémoire, du niveau de conscience et de la temporalité ou des déficits multiples [11]. Néanmoins, toutes s’accordent sur le fait que la production de fabulation survient souvent après des lésions des régions frontales ventromédianes. Cette vision localisationiste nous permet alors de mieux appréhender le fait que, contrairement à d’autres formes de faux souvenirs telles que les intrusions ou les fausses reconnaissances, les sujets âgés sains sont moins enclins à la création de fabulations.

Étudier les faux souvenirs en laboratoire

Les travaux neuropsychologiques ayant exploré la création de faux souvenirs en situation de laboratoire se sont principalement attachés à l’étude des intrusions et des fausses reconnaissances. Les intrusions peuvent être définies par la production d’items non étudiés dans des tâches de rappel libre ou indicé. Dans une procédure de mémoire épisodique verbale similaire à celle du test de Gröber et Buschke, Desgranges et al. Les faux souvenirs ont mis en évidence que la phase de rappel libre engendre moins d’intrusions que la phase de rappel indicé chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Cette étude suggère donc que les intrusions produites sont de nature différente en fonction de la condition du rappel. Des corrélations étroites ont été mises en évidence entre intrusions en rappel libre et hypométabolisme au niveau du cortex préfrontal droit et de la formation hippocampique gauche. La production d’intrusion en rappel indicé, quant à elle, est liée aux dysfonctionnements du cortex entorhinal gauche. Les fausses reconnaissances apparaissent quand les sujets pensent, de façon incorrecte, avoir encodé préalablement un mot nouveau ou un nouvel événement. Ces dernières renvoient donc à la reconnaissance d’items non étudiés. Plusieurs paradigmes expérimentaux nous permettent d’observer ces différentes distorsions mnésiques, mais le plus utilisé reste la procédure DRM. Ce paradigme original développé par Deese [12], revu et modifié par Roediger et McDermott [13], a permis de montrer que l’on peut prévoir l’occurrence de faux souvenirs lors d’une épreuve de rappel libre et d’une épreuve de reconnaissance. Dans cette expérience, les sujets sains sont soumis à l’apprentissage de listes de mots sémantiquement associés (par exemple pour une des listes : lit, repos, éveillé, fatigue, rêve, sommeiller, réveil, couverture, somnoler, couché, ronflement, sieste) tous liés à un seul mot (l’item critique : dormir) qui n’est jamais présenté. L’item critique peut donc être défini comme un mot très fortement associé au thème sémantique de la liste, mais qui n’en fait pas partie. Les auteurs découvrent ainsi que certaines listes amènent souvent les sujets à citer l’item critique lors de la tâche de rappel libre immédiat et à créer de nombreuses fausses reconnaissances sur ces items en tâche de reconnaissance. La tâche de reconnaissance est également accompagnée du paradigme R / K (« Je me souviens » ou « remember » / « Je sais » ou « know »). Née d’une proposition de Tulving [15] et développée ultérieurement par Gardiner et al. [15, 16], cette procédure permet d’appréhender l’expérience phénoménologique des sujets lors de fausses reconnaissances. Par une approche de nature introspective, ces auteurs demandent directement aux sujets de donner une indication qualitative sur la nature des opérations mentales effectuées au moment de la reconnaissance de l’item. Ainsi, les sujets classent les items reconnus en réponse « Je me souviens », lorsque la reconnaissance est accompagnée du souvenir conscient de la représentation élaborée au moment de l’encodage (par exemple une image mentale ou une association d’idée) ; et en réponse « Je sais » lorsque la reconnaissance est effectuée sur la base d’un sentiment de familiarité, en dehors de tout accès conscient à l’information relative au contexte d’apprentissage. Tulving [16] associe la notion « Je me souviens » à celle de conscience autonoétique, qui renvoie à la capacité d’un sujet de se souvenir d’un événement passé en voyageant mentalement dans le temps, afin de revivre cet événement particulier. La conscience autonoétique est donc étroitement liée au système de mémoire épisodique. À l’opposé, la notion « Je sais » est associée à l’état de conscience noétique qui reflète une conscience abstraite et décontextualisée du passé, et qui est liée au système de mémoire sémantique. Les résultats obtenus par Roediger et McDermott. [17] montrent que les faux souvenirs, c’est-à-dire la restitution d’items critiques, sont associés à des jugements « Je me souviens ». Pour ces auteurs, ces faux souvenirs sont donc basés sur un sentiment de certitude et de reviviscence erroné du contexte d’apprentissage, soit une erreur de mémoire de la source. Les fausses reconnaissances s’expliquent principalement par deux théories. Selon l’hypothèse de « la réponse associative implicite » d’Underwood [18], il y aurait une propagation de l’activation entre les items appartenant à une même catégorie sémantique. Les faux souvenirs résulteraient ainsi d’une confusion de la source d’apprentissage entre l’information générée personnellement par le sujet, qui réalise une association avec l’item critique, et l’information externe réelle. La théorie de « la confusion de la trace » de Reyna et Brainerd [19] propose quant à elle, que l’encodage d’un mot nécessite de mémoriser son idée générale (gist information) et sa spécificité (verbatim information). L’apprentissage d’une liste de mots engendrerait la création de faux souvenirs dès lors qu’il y a perte de la spécificité des mots au profit de la prépondérance de l’idée générale.

(…) Mécanismes de création des faux souvenirs

Les principales données de cette revue de littérature sur le paradigme DRM révèlent la présence de faux souvenirs chez tous les sujets qu’il s’agisse de sujets jeunes, de sujets âgés, et de patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Ces résultats peuvent s’expliquer au regard des théories actuellement proposées pour expliquer la création de faux souvenirs avec le paradigme DRM. La hausse des fausses reconnaissances critiques chez les sujets âgés ou leur baisse chez les patients Alzheimer semblent pouvoir s’expliquer par la théorie de la confusion de la trace [18]. Celle-ci suggère que l’encodage et la reconnaissance d’un mot Les faux souvenirs nécessiterait de mémoriser son idée générale (gist information) et sa spécificité (verbatim information),alors que les fausses reconnaissances d’items critiques dépendraient uniquement du souvenir de l’idée générale [18]. Pendant la phase d’encodage, les sujets âgés se basent surtout sur l’information générale donnée par la liste de mots sémantiquement associés, engendrant un taux important de fausses reconnaissances critiques puisqu’ils établissent et retiennent une trace bien intégrée des caractéristiques partagées entre les différents items de la liste [5]. L’augmentation des faux souvenirs dans le vieillissement normal résulterait d’unbaccroissement de confusion de la source d’apprentissage entre l’information générée personnellement par le sujet, qui réalise une association avec l’item critique, et l’information externe réellement encodée. En revanche, les patients Alzheimer présentent un défaut d’accès à ces deux types d’informations [23]. Leur difficulté pour reconnaître le thème sémantique de la liste laisse supposer qu’ils ne forment pas la représentation mnésique de l’item critique durant la phase d’encodage et par conséquent retiennent moins bien ce thème. Quand vient l’épreuve de rappel libre ou de reconnaissance, ces patients sont donc moins sensibles à la création de faux souvenirs que ne le sont les sujets jeunes et surtout les sujets âgés sains. Leurs déficits de mémoire sémantique les empêchent d’accéder à cette information générale et ils deviennent donc moins sensibles à ce type de faux souvenirs [23]. Selon une autre hypothèse, la création de ces faux souvenirsdépendrait du type d’encodage qui privilégie l’idée générale des mots de la liste au détriment de leur spécificité. Chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, nous avons vu qu’il est possible d’observer une augmentation des faux souvenirs pour les items critiques en favorisant un encodage plus profond. Les essais répétés des listes durant la phase d’apprentissage leur permettent de se créer une représentation de la thématique générale des listes, expliquantune propension aux faux souvenirs plus importante [23]. Des interprétations similaires ont également été retenues pour expliquer les performances obtenuespar les patients amnésiques [25]. Tous ces résultats peuvent donc être discutés en termes de changements mnésiques et attentionnels,liés au vieillissement normal et pathologique [20, 23, 27, 28]. La plupart des auteurs considèrent que la dégradation de la mémoire épisodique chez les sujets âgés sains et chez les patients Alzheimer serait associée à des difficultés pour inhiber les représentations mnésiques activées, avec pour conséquence une amplification des taux de faux souvenirs. Ces dysfonctionnements exécutifs ne permettraient pas aux sujets âgés sains, mais surtout aux patients Alzheimer, de supprimer l’influence de l’idée sémantique générale d’une liste développée après plusieurs apprentissages des mots. Leurs mécanismes d’inhibition n’étant pas totalement préservés, la suppression des items à rejeter durant la phase de reconnaissance ne pourrait pas être correctement effectuée, entraînant un affaiblissement du nombre de réponses correctes et un accroissement des fausses reconnaissances. Ces résultats restent à étayer puisque, dans une étude menée sur le vieillissement normal, Lövdén [29] semble contredire cette hypothèse. Cet auteur a évalué 146 sujets âgés de 20 à 80 ans avec le paradigme DRM, mais également avec deux autres tâches suscitant des intrusions sémantiquement liées et des tâches complémentaires testant respectivement la mémoire épisodique, la vitesse de traitement et les capacités d’inhibition. Les résultats confirment et étendent les résultats des travaux antérieurs mettant en évidence un accroissement des intrusions et des fausses reconnaissances chez les personnes âgées. Toutefois, les données suggèrent que l’augmentation des faux souvenirs dans le vieillissement normal serait directement liée aux déficits de mémoire épisodique et non à une diminution des capacités d’inhibition. Ces recherches demandent donc à être répliquées afin qu’une de ces deux hypothèses soit confirmée. Peu de travaux utilisant le DRM dans des pathologies sous-corticales ou frontales ont été effectués, alors que ces travaux pourraient être d’un intérêt capital dans la compréhension des phénomènes de faux souvenirs et de leurs mécanismes [30]. Bien que dans ces pathologies neurologiques les troubles mnésiques ne soient pas au premier plan, ces études permettraient de mieux cerner la création de faux souvenirs et leurs mécanismes, ainsi que les liens qui unissent les processus mnésiques et exécutifs lors de fausses reconnaissances.

Chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, le nombre des intrusions critiques et des fausses reconnaissances sur les items critiques dépendrait aussi de l’état de leur mémoire sémantique [27]. Les perturbations de la mémoire sémantique, couplées à des difficultés pour contrôler et inhiber les représentations mnésiques activées, expliqueraient les patrons de résultats observés dans différentes études et le phénomène des faux souvenirs dans la maladie d’Alzheimer. Cette hypothèse reste encore très largement discutée et fait actuellement l’objet d’une étude au sein de notre laboratoire. Conclusion

Les faux souvenirs sont à la frontière du normal et du pathologique. Les conceptions anciennes présupposaient que les souvenirs sont des traces indélébiles et infaillibles, stockés dans notre mémoire d’où ils peuvent ressurgir semblables à ce qu’ils étaient au moment de leur encodage. En fait, nos souvenirs sont en permanence sollicités par la création et par l’imagination. Ils sont pour la plupart entièrement reconstruits à la manière d’un puzzle. Souvent déformés par le temps, nos souvenirs contiennent peu d’éléments originaux, bien qu’ils continuent de former une histoire cohérente dont il est difficile de séparer les vrais éléments des faux. La psychologie et la neuropsychologie des faux souvenirs confirment que la récupération de nos souvenirs en mémoire n’est pas à l’abri de distorsions.

Beaucoup d’auteurs ont donc examiné les liens entre la mémorisation d’items et la création de faux souvenirs. Grâce à des paradigmes comme le DRM, il est aujourd’hui possible de préciser l’influence de l’âge et des pathologies cérébrales sur la création de faux souvenirs. Après l’apprentissage d’une liste de mots sémantiquement liés, les sujets jeunes sont moins affectés par la production d’intrusions ou de fausses reconnaissances que ne le sont les sujets plus âgés. Contrairement à l’avancée en âge, la progression de la maladie d’Alzheimer n’engendre pas l’accroissement d’intrusions ou de fausses reconnaissances avec le paradigme. Les sujets âgés sains produisent donc plus d’intrusions et de fausses reconnaissances, après une seule présentation de la liste, que ne le font les patients atteints de la maladie d’Alzheimer [20]. Cependant, la nature de cette relation n’est pas claire et les mécanismes d’apparition des faux souvenirs restent encore très largement inexplorés. Comme la théorie de la confusion de la trace [18] ou la réponse associative implicite [17], plusieurs hypothèses explicatives ont vu le jour, mais elles méritent d’être complétées par d’autres données. À l’instar du phénomène de fabulation, la création d’intrusions et de fausses reconnaissances présente des liens étroits avec le contrôle de la source de l’information. Toutefois, l’hypothèse la plus probable reste que la création de tels faux souvenirs provient de facteurs multiples associant le fonctionnement mnésique épisodique et sémantique, ainsi que le fonctionnement exécutif.

Références

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[2] L. Gram, S. I. Johanssen, P. O. Osterman, M. Sillanpää (eds) (1993) Pseudo-Epileptic Seizures, Petersfield : Wrightson Biomedical Publishing ; P. W. Halligan.C. Bass, J. C. Marshall (eds.) (2001) Contemporary Approaches to the Study of Hysteria, Clinical and Theoretical Perspectives, Oxford Medical Publications, Oxford : Oxford University Press.

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Van Meerbeeck Philippe, L’Infamille – Mai 2003 – Editions De Boeck – Bruxelles

[3] Odile Jacob – Paris – 2003

[4] Ouvrages conseillés :


LOFTUS, E. & KETCHAM, K. (1994) The myth of repressed memory. Trad. : Le syndrome des faux souvenirs et le mythe des souvenirs refoulés. Trad. : Chambéry : éd. Exergue, 1997, 351 p.


SCHACTER, D.L. (1996) Searching for memory : The brain, the mind, and the past. N.Y. : Basic Books, 398 p. Trad. : A la recherche de la mémoire : Le passé, l’esprit et le cerveau. Paris : De Boeck, 1999, 408 p


SPANOS, N.P. (1996) Multiple identity and false memories : A sociocognitive perspective. American Psychological Association. Trad. : Faux souvenirs et désordre de la personnalité multiple. Une perspective sociocognitive. Bruxelles-Paris : De Boeck, 1998, 410 p.