Lambert Kelly et Scotto … La mémoire violée

Lambert Kelly et Scotto ... La mémoire violée

Peut-on croire avoir été violée par son père, avoir pratiqué des rituels sataniques et mangé des bébés ? Oui, après avoir subi une thérapie par récupération de souvenirs. Chez certaines personnes, le thérapeute implante dans le cerveau de ses patients des faux souvenirs qui finissent par ressembler aux vrais. S’ensuivent de graves traumatismes.

Une sensation de malaise envahit Sheri Storm au moment où elle ouvre son journal ce matin de février. Son attention est attirée par ce titre : « Procès pour faute professionnelle : la plaignante explique comment son psychiatre a implanté en elle de faux souvenirs. » 
Elle ne peut s’empêcher de tressaillir. Elle partage de nombreux points communs avec cette femme. Tout d’abord, le même psychiatre. Puis, en lisant l’article, elle découvre qu’il s’agit des mêmes souvenirs et du même diagnostic, celui du syndrome de la personnalité multiple. Le psychisme de Sheri est fragmenté en 200 personnalités différentes qui la tourmentent sans répit. Elle entrevoit la vérité : ces 200 personnalités ne sont qu’un produit de son imagination, créé par le thérapeute en qui elle avait toute confiance : Kenneth Olson. 
Elle se remémore à présent toute l’histoire. Le jour où elle a poussé la porte du cabinet de K. Olson, elle souffrait de problèmes d’insomnie et d’anxiété liés à son divorce et à sa nouvelle carrière dans la publicité à la radio. En consultant ce thérapeute, elle espérait se voir prescrire des antidépresseurs ou quelques séances de relaxation. Au lieu de cela, le thérapeute pratiqua sur elle des séances d’hypnose, lui prescrivit divers psychotropes et la fit interner dans un service de psychiatrie. 
C’est à cette époque de sa vie que sa mémoire a commencé à se peupler d’étranges souvenirs : elle était persuadée qu’elle avait été violée par son père alors qu’elle était âgée de trois ans, ou encore qu’elle avait été forcée de se soumettre à des rituels sataniques comportant le massacre et la consommation de bébés. Tout cela était dans sa tête et faisait partie des souvenirs de son passé, exactement de la même façon que le souvenir d’une promenade avec une vieille tante au parc d’attractions. Aux dires de son psychiatre, ces expériences traumatisantes avaient favorisé l’éclosion de personnalités surnuméraires dans son esprit. 
La fontaine aux démons 
Aujourd’hui, elle a démêlé le vrai du faux. Elle sait que son trouble de la personnalité multiple était « iatrogène », c’est-à-dire extérieur à elle, produit par sa « thérapie ». Toutefois, des années après la fin des séances de cette thérapie, elle reste tourmentée par des souvenirs vivaces, des cauchemars et des réactions physiques à ce passé fictif. Bien qu’on lui ait expliqué que ces faux souvenirs s’atténueront au fil du temps, elle a beaucoup de mal à s’en débarrasser. 
Le cas de Sheri rappelle celui de nombreux autres patients ayant subi une thérapie par « récupération de souvenirs », séances ayant révélé des histoires sordides d’abus sexuel et de cérémonies démoniaques. Bien que de nombreuses études aient montré que de tels événements traumatisants ne sont jamais (ou sont très rarement) oubliés, cette méthode a été très utilisée dans les années 1990 et reste – malheureusement – encore pratiquée aujourd’hui. Il a fallu plusieurs procès spectaculaires pour que l’on mette en garde les victimes potentielles contre le caractère fictif des souvenirs ainsi « exhumés ». 
Nadean Cool, la patiente décrite dans l’article de presse qui bouleversa la vie de S. Storm, a intenté l’un de ces procès aux États-Unis. Elle a touché 2,4 millions de dollars de dommages après 15 jours de témoignage devant la cour. Le trouble de la personnalité multiple, dont les cas semblaient s’être multipliés aux États-Unis dans les années 1990, a suscité de violents débats contradictoires, certains psychiatres avançant l’hypothèse d’une « épidémie », d’autres étant persuadés que ce trouble n’existe pas. Face à ces débats, l’Association psychiatrique américaine a alors supprimé la classification de trouble de la personnalité multiple, pour lui substituer le diagnostic un peu différent de « trouble dissociatif de l’identité ». Ce trouble – très rare en France – n’est plus défini comme la cohabitation de plusieurs personnalités, mais comme la dissociation d’une même identité. 
À la suite de cette affaire, certains patients ont reçu des compensations financières importantes. Leurs thérapeutes ont été dénoncés sur la place publique, et les scientifiques ont démontré qu’il est effectivement possible d’ancrer des faux souvenirs dans l’esprit humain. Affaire classée. 
Voire ! Pour S. Storm et pour d’autres patients dans son cas, le calvaire ne s’est pas arrêté là, car la redoutable thérapie a laissé des traces dans leur cerveau, des rainures profondes, qui ne se comblent pas si facilement.

Pour en savoir plus
S. Lilienfeld, Psychological treatments that cause harm, in Perspectives on Psychological Science, vol. 2, n° 1, pp. 53-70, 2007. 
A. Piper et al., The Persistence of folly : a critical examination of dissociative identity disorder, ière partie : The excesses of an improbable concept, in Canadian Journal of Psychiatry, vol. 49, n° 9, pp. 592-600, 2004. 
E. Loftus, Les faux souvenirs, in Pour la Science, n° 242, 1997.