La mémoire – fabriquée – confuse et à travailler

La Mémoire fabriquée, confuse et à travailler

La mémoire humaine exécute des actions stupéfiantes avec une aisance toute tranquille. Des expériences et évènements datant de 10 ans peuvent être remémorés avec force détails. Mais notre cerveau n’est pas semblable au disque dur d’un ordinateur où les détails sont déposés ainsi et « rappelés » avec une fidélité absolue. La mémoire est un processus créateur tout comme la perception visuelle. Les souvenirs sont malléables, ils peuvent être modifiés, mélangés, créés, altérés et perdus. Ils sont sensibles aux suggestions des autres et aux questions dirigées. Daniel Schacter, un chercheur sur la mémoire, écrit : «  la mémoire d’évènements particuliers ressemble à un puzzle assemblé de toutes pièces.  » Il est normal pour tout le monde de «  réunir ensemble les morceaux pertinents et les sentiments dans un récit ou une histoire cohérente. « 

Les psychologues divisent la mémoire en 2 sections : explicite et implicite (aussi connues respectivement comme mémoire déclarative et procédurale). Les souvenirs implicites existent et fonctionnent inconsciemment. Ils sont à la base de notre habileté, ce dont nous nous rappelons sans même y penser, comme faire du vélo ou jouer au piano. La mémoire explicite est divisée en deux : le court terme et le long terme. Le court terme, ou mémoire au travail, est la mémoire vive de notre cerveau. A moins d’être renforcée, elle retient des morceaux d’information pendant 15 ou 20 secondes, limitée à 7 informations (plus ou moins deux) en même temps. Si un nouvel élément est ajouté à la mémoire court terme, un des éléments précédents dégagera et sera oublié. La mémoire long terme est composée d’éléments sémantiques et épisodiques. La mémoire sémantique est la connaissance du monde et l’information abstraite comme les mots, les définitions, les procédures, les dates historiques, etc…

La mémoire épisodique inclut les expériences personnelles et les évènements de la vie comme notre enfance ou ce qui s’est passé au travail hier. Ces expériences d’un jour sont beaucoup plus fragiles que celles issues d’un apprentissage comme les souvenirs sémantiques et implicites. Ce sont donc ces souvenirs qui sont les plus instables et les plus capricieux.

Petit à petit nous avons évolué d’une conception de la mémoire « caméra-vidéo » à l’idée d’une mémoire « reconstructrice ». La mémoire n’enregistre pas passivement des faits les classant ensuite, le processus est un amalgame créatif de fait et d’imagination. C’est une construction interprétative qui ne peut être formellement vérifiée sans preuve extérieure la confirmant. Le déplacement du stockage du court terme vers le long terme est un processus nommé « consolidation ». Si la consolidation n’a pas lieu alors l’expérience sera oubliée lorsqu’elle quittera la mémoire court terme. Mais même si les souvenirs atteignent le stockage long terme avec une petite déformation, il n’y a aucune garantie qu’ils resteront dans cet état. Les souvenirs se dégradent naturellement avec le temps.

Plus il s’est passé de temps entre un évènement et son souvenir, plus cette déformation ou l’oubli auront d’importance. Ce pourrait être une des causes majeures de l’amnésie de l’enfance, les enfants se rappellent rarement de quoi que ce soit avant l’âge de trois ans probablement parce qu’ils ne peuvent pas s’entraîner et discuter des souvenirs ce qui fera que ces derniers se dégraderont et finiront pas disparaître.

Même avec de fréquentes évocations et rappels, il n’y a aucune garantie. Lorsque nous nous rappelons un souvenir nous nous focalisons sur certains aspects et en ignorons d’autres, avec le temps cela peut modifier le souvenir en question parce que ses aspects les plus négligés se sont affaiblis ou sont perdus.

Une répétition progressive de versions légèrement différentes du souvenir l’altèreront sans que nous en soyons conscient, créant un souvenir déformé. Le psychologue expérimental Frédéric Bartlett fut le premier à le remarquer dans son texte datant de 1932, le souvenir : une étude en psychologie sociale et expérimentale (Remembering: A Study in Experimental and Social Psychology), «  Certains points de vue populaires doivent être complètement abandonnés, écrivait-il, et surtout celui qui traite la réminiscence comme une « ré-excitation » en quelque sorte de « traces » fixées et immuables « . Au contraire, il croyait que le fait de se souvenir était une « reconstruction imaginative, ou une construction, bâtie sur notre attitude devant une masse active et organisée de réactions passées et d’aventures. » (Bartlett, 1932).

Les chemins de nos pensées
Juillet 2004

Des scientifiques français et canadiens ont dévoilé le deuxième volet d’une importante étude liée à la mémoire. Les chercheurs de l’Université McGill de Montréal, de l’Université de Toronto et du Centre national de recherche scientifique de France ont démontré que des itinéraires différents sont empruntés pour rappeler les souvenirs, selon qu’ils sont positifs ou négatifs.

Ainsi, les équipes de recherche ont démontré que les réseaux de mémoire activés lors du rappel des mots positifs sont différents du réseau de mémoire activé lors du rappel des mots négatifs. Leurs travaux montrent que les souvenirs positifs activent particulièrement les régions antérieures et internes du cerveau.

Les traits de personnalité négatifs activent, pour leur part, les structures antérieures et latérales du cerveau, et surtout, des structures plus postérieures.Ce travail démontre ainsi que l’organisation des connaissances du sujet sur lui-même est distribuée sur un vaste réseau neuronal et que les aspects positifs et négatifs de la personnalité sont pris en charge par des structures cérébrales différentes.

Cette capacité pourrait témoigner d’une adaptation du cerveau humain à la richesse de son environnement social, à ses interactions avec les autres. Ces résultats pourraient faire avancer les connaissances des pathologies de la personnalité, souvent marquées par la prédominance des aspects négatifs de la personnalité des individus. Le premier volet de l’étude, publié en 2003, avait confirmé que l’enregistrement de ce qui est relatif à soi activait des parties spécifiques du cortex préfrontal.

Les souvenirs sont souvent corrompus ou déformés pas l’information reçue après un évènement. Cette « information-d’après-l’évènement » peut provenir de suggestions ou de faits inconsciemment intégrés dans le souvenir original. Une fois cela réalisé, les souvenirs forment une histoire cohérente dont il est ensuite impossible de séparer les éléments vrais des faux.

Le Dr. Elizabeth Loftus décrit dans son livre « le mythe de la mémoire refoulée » des expériences dans lesquelles les sujets, à qui on montrait le film d’un cambriolage de banque suivi d’un compte rendu de l’évènement par la télévision, qui contenait, lui, des détails erronés et faux.

Beaucoup des sujets insérèrent ces détails incorrects dans leur souvenir du braquage et refusèrent fermement de reconnaître qu’ils pouvaient avoir tort. Loftus a réalisé des centaines d’expériences similaires avec des milliers de témoignages de personnes qui montraient qu’une information arrivée après l’évènement avait une forte influence sur les souvenirs (Loftus, 1996). Application pratique de cette information : les officiers de police ne devraient jamais montrer une seule photo de suspect à la victime d’un délit. Car si cet individu faisait partie d’un panel de suspects lors d’une identification, il serait difficile de déterminer si la victime se souvient réellement de son agresseur ou s’il s’agit seulement de l’influence de la photographie.

Les émotions peuvent avoir un effet dans la création et l’évocation des souvenirs. Les émotions, lorsque nous évoquons un souvenir, peuvent remodeler ces derniers, les imprégnant de notre état émotionnel actuel bien que le souvenir original n’ait aucune trace de cet émoi. C’est tout le contraire d’essayer de se remonter le moral en se remémorant d’agréables moments passés. Des souvenirs de réactions émotives intenses ne signifient pas nécessairement qu’ils soient exacts, cela signifie seulement qu’il est vraisemblable que nous les percevrons comme vrais.

 On suppose généralement que les souvenirs associés à une émotion intense, comme une tragédie personnelle ou nationale, comme l’explosion de la navette Challenger, sont infaillibles. La vivacité de ces souvenirs de l’explosion augmente notre confiance subjective dans l’exactitude de ces souvenirs. Pourtant ils ne sont pas nécessairement plus exacts que d’autres, pour ces derniers il a été montré qu’ils pouvaient contenir un certain nombre d’incongruités (Neisser & Harsch, 1992; McCloskey, Wible & Cohen, 1988). Le lendemain de l’explosion de Challenger, le psychologue Ulric Neisser demanda à ses étudiants de remplir un questionnaire à propos de l’accident : où ils étaient lorsqu’ils entendirent la nouvelle, qui le leur dit, etc…

 Trois ans plus tard, il leur posa les mêmes questions et finalement 25% avaient faux sur tout détail important. Seulement 10% donnèrent des réponses identiques à celles d’il y a trois ans. De plus, la confiance dans les souvenirs n’avait aucune corrélation avec leur exactitude. Les étudiants qui avaient des souvenirs inexacts étaient tout aussi sûr d’eux dans leur réminiscence que ceux dont les souvenirs étaient intacts et justes.

Non seulement les souvenirs peuvent être déformés et modifiés mais aussi complètement fabriqués dans ce qu’on appelle les faux souvenirs. Voici un petit test de mémoire :

Lisez et essayez de mémoriser les mots suivants (dictez-les à votre entourage, ça marche encore mieux) :

beurre – nourriture – manger – sandwich – seigle – confiture – lait – farine – gelée – pâte – croûte – morceau – vin – miche – toast

Lorsqu’on demande ensuite si le mot « pain » est dans la liste, le plupart des gens répondent que oui. C’est un faux souvenir causé par « une confusion de la mémoire » et il survient dans 40% à 60% des sujets testés (Roediger, McDermott 1995).

L’effet peut être frappant. Les gens interrogés assurent avoir vu le mot dans la liste ou affirment l’avoir entendu (posez leur la question « es-tu sûr que le mot « pain » est dans la liste ? »). Ceci est dû au fait que la mémoire fait confiance au sens. Le psychologue Frederic Bartlett considère la mémoire comme un outil dont on se sert pour construire du sens (Bartlett, 1932). Tous les détails ne sont pas enregistrés mais l’essentiel reste. A cause de ça nous croyons faussement que « pain » était dans la liste, à cause de la relation avec les autres mots. Généralement ce mécanisme nous est très utile mais parfois il peut conduire à de faux souvenirs.

Les gens nous aident inconsciemment à fabriquer de faux souvenirs. Une seule question ou suggestion à propos d’un souvenir peut l’influencer significativement, le modifier sans que nous nous en rendions compte. La spécialiste de la mémoire Elisabeth Loftus a réalisé des expériences dans lesquelles elle a présenté, à des étudiants, des diapositives d’accidents de voiture. Une montrait une voiture tournant à droite, à un stop, renverser un piéton. Plusieurs semaines après avoir montré les diapos, on demanda aux étudiants de parler non pas du stop, mais du panneau « céder le passage » qui en fait n’existait pas. Il fallait aussi remplir un autre questionnaire qui révélait leur assurance dans la vision du signal « céder le passage ». 70% des sujets répondirent avoir vu ce panneau inexistant, alors que 87% d’entre eux, juste après avoir vu les images, avaient reconnu avoir bien vu un « stop » (Loftus, Miller, Burns, 1978).

Une autre expérience présenta un carambolage de véhicules, ceux à qui on demanda quelle était la vitesse des voitures lorsqu’elles se heurtèrent firent des estimations de vitesse plus basses que ceux à qui on demanda la vitesse des véhicules qui s’écrasèrent sévèrement l’une contre l’autre. Dans ce cas, le simple fait de changer le mot « heurter » par un plus fort comme « s’écraser », ou se « fracasser », apparut avoir un impact sur le souvenir. Ces expériences montrent clairement que les suggestions, et même les questions dirigées, peuvent créer de faux souvenirs aussi crédibles que des vrais, mais aussi faux que l’information erronée qui les a produit.

Les erreurs de la mémoire

La validation subjective est un phénomène psychologique dans lequel quelqu’un tend à se rappeler des détails significatifs ou coïncidents et en oublier d’autres. Ceci est particulièrement vrai pour des événements unilatéraux comme les prédictions non spécifiées. Si elles se révèlent être vraies, vous vous en souviendrez, si elles ne le sont pas, vous les oublierez. La validation subjective trompe notre mémoire du passé nous empêchant de remettre les événements en perspective.

Par exemple, si lors d’une séance un voyant/médium fait trente prédictions et que trois d’entre elles se réalisent, on se rappelle souvent de ces trois prédictions et on tend à oublier toutes les autres non réalisées. Si on réfléchit sérieusement à cette séance (quitte à l’avoir enregistrée) on se rendra vite compte que notre mémoire, faussée, nous aura conduit à croire que la prestation du voyant aura été bien meilleure que ce qu’elle est en réalité. En connaissant, et en reconnaissant, la nature sélective de notre mémoire, nous pourrons faire en sorte que celle-ci reste alerte et nous permettra de prévenir tout système de croyance totalement faux, à cause de la validation subjective.

La conversation remplit les trous de notre mémoire et lui permet de ressortir une histoire cohérente. Les faits et l’imagination se mêlent inextricablement. C’est un processus inconscient naturel qui a lieu parce que notre cerveau « veut » des histoires cohérentes et qui ont du sens. Le résultat final peut être un souvenir avec peu d’éléments originaux et entièrement construit qui n’a plus rien de commun avec l’événement réel.

Elisabeth Loftus, dans une expérience de 2003, a montré comment il était possible d’implanter de faux souvenirs à partir de la vision :

Des étudiants ayant tous effectué un séjour à Disneyland dans leur enfance ont été exposés à une publicité décrivant une visite dans ce parc à thèmes. Sur la photo présentée, on pouvait voir Bugs Bunny à côté d’un enfant qui lui serrait la main. Les participants ont ensuite été interrogés sur leurs souvenirs d’enfance.

35% de ces sujets indiquèrent se souvenir de leur rencontre avec Bugs Bunny à Disneyland et de lui avoir serré la main. Quand ces sujets ont été invités à décrire avec précision cette rencontre, 62% se souvenaient lui avoir secoué la main et 46% de l’avoir embrassé. Quelques personnes se rappelaient lui avoir touché les oreilles ou la queue. Une personne s’était même souvenue qu’il tenait une carotte (quelle mémoire !).

Tout cela serait parfait sans l’existence d’un petit détail qui a son importance : Bugs Bunny est la propriété de Warner Bros et n’a donc jamais mis les pattes chez Disney… La publicité était fausse et les souvenirs des participants également.

La mémoire refoulée

La mémoire refoulée a déchiré une grand nombre de familles et a irrévocablement brisé la vie de beaucoup de gens. Ce qui est un comble pour un phénomène qui n’existe probablement pas. On a dit de la mémoire refoulée qu’elle a soudain permis de juger des parents, dont la mémoire des enfants aurait révélé, des années plus tard, des abus sexuels ou des rituels sataniques. Pourtant la théorie du refoulement (appelée aussi fausse mémoire) dans son entier repose sur une fausse idée qui n’a jamais trouvé de confirmation expérimentale.

Le concept présuppose que les souvenirs sont quelque chose d’indélébile et d’infaillible, rangés quelque part dans notre cerveau d’où ils peuvent ressortir purement. Une autre de ces présuppositions affirme que les souvenirs les plus terribles sont cachés et inaccessibles par la conscience à moins de les éveiller par un signe adéquat. Dans la plupart des cas ce sont des thérapeutes qui fournissent ces « signes » grâce à une régression hypnotique, de l’amytal de sodium (sérum de vérité) et des visualisations. Toutes ces méthodes produisent un état hautement suggestif, terrain fertile pour la création de faux souvenirs.

Il pourrait sembler raisonnable que de terribles souvenirs puissent être cachés pendant des décennies, mais les spécialistes et chercheurs de la mémoire ne sont pas d’accord. Les enfants exposés à des évènements traumatisants ensevelissent rarement de tels souvenirs, au lieu de cela, ils ont des symptômes clairs comme des réminiscences violentes et importunes, peur de la réoccurrence, un manque d’intérêt dans les activités ordinaires (Loftus, 1996). Le vérité est qu’en fait les enfants victimes d’abus sexuels se souviennent de tout ce qu’il leur est arrivé.

Les souvenirs ne sont pas des enregistrements infaillibles d’expériences passées mais des reconstructions du passé plutôt « filtrées », interprétées et ressorties comme telles. Peu de caractéristiques sont effectivement enregistrées, des détails sont ajoutés, basés sur ce qui doit être. La plupart du temps, ils nous servent bien mais ils sont beaucoup plus malléables que ce qu’on voudrait croire. Non seulement ils se dégradent avec le temps mais les faux souvenirs peuvent être construits, que les suggestions et les questions dirigées peuvent altérer sans qu’on s’en rende compte. Le plus souvent, le souvenir ne créé pas les histoires mais ce sont les histoires qui créés le souvenir.