Le syndrome des faux souvenirs

Le syndrome des faux souvenirs

Source : La Recherche Mensuel n° 344 – Juillet-Aout 2001-
Par Olivier Blond

Une « épidémie » de troubles mentaux aux Etats-Unis aurait révélé l’inquiétante banalité des abus sexuels incestueux. Au cours de leur psychothérapie, de nombreux patients se souviendraient soudain avoir été violés ou impliqués dans des rituels sataniques vingt ans auparavant. Quel crédit apporter à ces allégations ?

Nadean Cool ne savait pas quelle enfance tourmentée elle avait vécue avant de s’adresser à un psychiatre, qu’elle vint consulter pour régler un problème avec sa fille. Pendant la thérapie, Nadean devint persuadée d’avoir été violée dans son enfance, d’avoir été contrainte de participer à un culte satanique qui l’aurait forcée à manger des bébés et au cours duquel elle aurait assisté au meurtre de son meilleur ami, et de posséder plus de 120 personnalités – enfants, adultes, anges, et même celle d’un canard. Quand Nadean comprit qu’il s’agissait en fait de faux souvenirs qui avaient été « implantés » par le thérapeute, elle traîna celui-ci en justice, et obtint 2,4 millions de dollars de dommages et intérêts(1).

Malheureusement, Nadean Cool n’est pas un cas isolé aux Etats-Unis. De nombreuses familles ont été brisées par des allégations d’inceste parfois aussi délirantes que celles de la jeune femme. Elles se sont réunies en 1992 autour de la False Memory Syndrome Foundation (FMSF, fondation du syndrome des faux souvenirs). L’association faisait pendant à l’ISSMPD (Société internationale pour l’étude de la personnalité multiple et de la dissociation) fondée quelques années auparavant, et regroupant les personnes souffrant d’un trouble de la personnalité multiple (TPM), le plus souvent associé à des abus sexuels dans leur enfance. Comment protéger les familles de ces « faux souvenirs » et comment protéger les enfants réellement victimes d’abus ? Aux Etats-Unis, il est difficile de défendre les uns sans être accusé d’attenter aux autres, et réciproquement. L’affrontement entre les deux camps suscite par ailleurs une rediscussion des fondements de la psychothérapie et de l’oeuvre de Freud (lire l’article d’Alain Vanier dans ce numéro).

Dans le TPM, les différentes personnalités, ou alters, peuvent être d’âge, de caractère, de sexe, voire d’espèce différents. Elles alternent souvent brusquement chez une même personne, et n’ont pas toujours la connaissance de l’existence des autres.

 

 

Les premiers « multiples » ont été décrits en Europe à la fin du siècle dernier, en particulier par Pierre Janet*. Mais les cas américains s’en distinguent par un nombre de personnalités très supérieur, et aussi par l’aspect épidémique du trouble. Quelques dizaines de cas seulement sont rapportés aux Etats-Unis entre 1970 et 1980, mais plus de 20 000 sont diagnostiqués la décennie suivante(2). Le trouble rentre dans les manuels de psychiatrie et notamment le célèbre DSM*.

En simplifiant l’analyse de Ian Hacking, professeur de philosophie au Collège de France, les théoriciens du TPM, tel Frank Putnam, directeur de l’unité de traumatologie développementale du Centre national de santé mentale américain, tiennent le raisonnement suivant : le trouble est une atteinte tellement profonde de la personnalité qu’il doit être causé par un facteur extrêmement grave. Quel événement plus grave qu’un abus sexuel dans l’enfance ? L’inceste devient l’agent causal de la pathologie. S’il est persuadé que l’abus existe, le thérapeute organise la cure pour permettre au patient de rappeler à sa conscience un souvenir « réprimé ». Afin d’extirper des souvenirs traumatiques enfouis dans l’inconscient, et d’accéder aux différents alters des patients, il utilise l’hypnose (parfois aidée de narcotiques).

La plupart des thérapeutes impliqués prennent pour argent comptant les déclarations des malades obtenues sous hypnose, et considèrent toute demande de preuve comme une victimisation supplémentaire. Selon eux, Freud aurait contribué, même involontairement, à la non-reconnaissance de nombreux cas d’inceste, en déclarant que le souvenir de ce genre d’acte n’est en fait, le plus souvent, qu’un fantasme.

La méthode donne les résultats escomptés : nombreux sont les patients qui se découvrent, soudainement et sous les encouragements des thérapeutes, un passé de victime d’abus sexuels. Souvent aussi, le patient raconte avoir été entraîné contre sa volonté dans des rituels sataniques, sacrifices humains à la clé. Les victimes qui se découvrent en grand nombre prennent le nom de « survivants » et s’organisent en groupes de soutien et associations, participent à des talk-shows télévisés, écrivent des livres où elles racontent leur calvaire (comme Sybil , vendu à plus d’un million d’exemplaires et adapté au cinéma). Elles contribuent ainsi à la propagation du TPM.

Les familles accusées, regroupées au sein de la FMSF contestent « l’exactitude de souvenirs « réprimés » d’abus sexuels commis dans l’enfance, rapportés par des adultes souvent plusieurs décennies après les faits, et pour lesquels il n’existe aucune corroboration » . Martin Gardner et James Randi, célèbres pour avoir démasqué la prétendue mémoire de l’eau de Jacques Benveniste, donnent leur appui à la FMSF, qui reçoit le soutien du magazine rationaliste Skeptical Inquirer .

Les dangers de la technique hypnotique sont décrits par Fred Frankel, ancien président de la Société internationale d’hypnose et professeur à la faculté de médecine de Harvard, membre de la FMSF : « Si les études en laboratoire ont montré de façon répétée que l’hypnose pouvait accroître le nombre de souvenirs, certains peuvent être exacts, mais un nombre probablement équivalent ne l’est pas. De plus, l’hypnose amène le sujet à une confiance accrue en ses souvenirs, indépendamment du fait qu’ils sont vrais ou faux. Des éléments suggérés sous hypnose sont incorporés au sein de souvenirs considérés [par le patient] comme véridiques quoique faux(3) . »

Force de la suggestion.

Elizabeth Loftus (elle aussi membre de la FMSF), professeur de psychologie et de droit à l’université de Seattle, aujourd’hui présidente de l’Association américaine de psychologie, se penche sur ces phénomènes de suggestion. Elle évoque volontiers une anecdote du psychologue suisse Jean Piaget*, qui raconte comment il fut longtemps persuadé, à tort, d’avoir été abandonné dans son landau par sa nourrice. Dans une expérience dite « du centre commercial », elle demande à plusieurs personnes si elles se souviennent s’être perdues dans un tel centre dans leur enfance, après avoir vérifié que ce n’était pas le cas. Il lui suffit souvent d’insister quelques fois pour que les sujets déclarent se souvenir effectivement de l’incident, et parfois même rajouter d’eux-mêmes de faux détails(4).

Et d’écrire que les thérapeutes du TPM ne font pas autrement. A quoi les « survivants » rétorquent qu’un souvenir d’abus sexuel est tellement traumatisant qu’il ne peut être assimilé à un pseudo-abandon dans un supermarché. Toute comparaison et tout travail expérimental seraient donc vains. « Pendant un trauma, le système de la mémoire explicite est complètement hors service » , déclare Connie Kristiansen, professeur de psychologie à l’université de Carlton au Canada. Certains auteurs avancent même que l’hippocampe, structure cérébrale impliquée dans la mémoire explicite, serait plus petit chez les personnes qui ont été victimes d’abus dans leur enfance(5).

Loftus est un personnage clé dans le débat. Elle intervient comme expert dans de nombreux procès. Dans sa lutte contre les faux souvenirs, elle en vient à contester la possibilité que des événements aussi traumatisants que ceux décrits par les « survi- vants » puissent être refoulés complètement. Elle doute qu’ils puissent disparaître sans laisser de trace pendant des dizaines d’années. La question reste en débat. Les exemples sont difficiles à interpréter. La plupart proviennent de personnes qui ont une longue histoire dans les services de psychiatrie ou d’aide sociale. Loftus a elle-même des raisons personnelles de s’intéresser au sujet. Elle aurait été abusée par un baby-sitter à l’âge de six ans. A 14 ans, sa mère se suicida. Trente ans plus tard, alors qu’elle n’avait gardé qu’un souvenir confus de l’événement, son oncle lui révéla que c’est elle-même qui avait retrouvé sa mère noyée.

Forme d'hystérie ?

C’est sans doute les allégations de crimes sataniques qui sonnent le glas de la personnalité multiple. Comme l’écrit Ian Hacking : « Certains praticiens de la thérapie, envahis par le flot des victimes qui prétendaient avoir subi des rites sataniques, ne pouvaient en croire leurs oreilles. » De l’avis même de Frank Putnam, « En dépit de pratiquement une décennie d’allégations sensationnelles, aucune preuve indépendante n’est venue les corroborer(6) . » En reconnaissant qu’une partie des récits des « multiples » était sujette à caution, il ouvrait la voie à une remise en question de la totalité des souvenirs associés aux thérapies.

Dans ce que Sherill Mulhern, de l’université Paris-VII, appelle « la débâcle satanique », « les parents et leurs thérapeutes commencèrent à en découdre en justice . […] Les multiples portaient plainte contre leurs parents pour des abus grotesques dont elles venaient de se souvenir, les parents […] contre les thérapeutes de leurs enfants adultes pour implantation de faux souvenirs, les multiples […] contre leur thérapeute pour création iatrogène de TPM et implantation de faux souvenirs. »

Le président de l’ISSMPD envisagea même de porter plainte contre ses propres patientes, pour simulation de TPM, et fabrication de faux souvenirs pendant la thérapie(7). Sherill Mulhern conclut : « Pendant les cinq ans qui suivirent, le silence qui entourait le redoutable tabou de l’abus sexuel* des enfants dégénéra en une cacophonie rocambolesque. […] Pour les véritables victimes de l’inceste qui osèrent encore parler – en risquant de nouveau de se faire traiter de fantaisistes et de menteuses – , le spectacle fut quelque peu obscène. » Depuis, le nombre de cas de personnalités multiples a considérablement diminué. Ian Hacking fait ainsi du TPM une « maladie éphémère », un de ces troubles du psychisme qui apparaissent à une époque pour disparaître peu après, comme les hystéries de Charcot.

Franck Zigante, du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris, rappelle une observation de Freud. Le psychanalyste viennois note, écrit Zigante, que les discours de ses patientes hystériques convergent pour former « une narration traumatique identique qui correspond justement à celle qu’il attend et qui vient conforter sa théorie […] Les patientes, afin de le séduire, lui révèlent ce que sa théorie lui fait attendre, c’est-à-dire des traumatismes sexuels dans leur enfance(8). » Le trouble de la personnalité multiple n’aurait-il été qu’une forme d’hystérie, comme le pensait Eugène Azam, qui décrivit en 1875 le cas de Félida X, première personnalité multiple de l’histoire de la médecine ?

Olivier Blond

Ian Hacking : « un réservoir de symptômes »

Ian Hacking est professeur au Collège de France, où il a inauguré la chaire de Philosophie et histoire des concepts scientifiques. Il est l’auteur de « L’âme réécrite, étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire », Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.

L'épidémie de troubles de la personnalité multiple (PMD) aurait-elle pu se produire en France ?

C’est peu probable. La PMD a été encouragée par une secte de thérapeutes, de psychologues, qui aux Etats-Unis possèdent une formation extrêmement succincte, et des règles déontologiques très faibles. On y retrouve beaucoup d’individus new age prêts à croire absolument n’importe quoi, et quelques charlatans. Par ailleurs, le prosélytisme « évangéliste » des multiples correspond à une époque, dans les années 1980, où l’institution de la famille américaine était très troublée.

Il existe d’autres exemples de maladies mentales éphémères, qui apparaissent à un moment donné pour disparaître peu après, comme le syndrome du voyageur fou. Celui-ci est apparu en France au XIXe siècle, pour se répandre dans toute l’Europe. Des gens disparaissaient de chez eux pour se retrouver, dans certains cas, jusqu’à Moscou ou Constantinople, sans savoir qui ils étaient, ni pourquoi ils voyageaient. Cette maladie n’existe plus aujourd’hui.

Certains psychiatres considèrent la PMD comme une forme d’hystérie. Qu’en pensez-vous

L’hystérie est une maladie ancienne puisque son histoire remonte à Hippocrate. Mais elle recouvre des réalités diverses. Plus personne ne retrouve aujourd’hui les symptômes que Charcot décrivait il y a un siècle. Il existe certainement des ressemblances, mais il est difficile d’identifier des symptômes communs. Postuler qu’il s’agit chaque fois d’hystérie revient à poser l’existence de mécanismes communs de fonctionnement, ce qui est loin d’être évident. Je considère plutôt qu’il existe une sorte de réservoir de symptômes possibles, et que l’époque sélectionne les formes précises. Ce réservoir de symptômes a changé récemment du fait de la banalisation des psychotropes.

Propos recueillis par Olivier Blond

(1) E. Loftus, Scientific American, 277, 70, 1997.

(2) Ian Hacking, L’âme réécrite, étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, « Les Empêcheurs de penser en rond », 1998.

(3) F. Frankel, NEJM, 333, 9, 1995.

(4) E. Loftus et K. Ketcham, The M yth of R epressed M emory, St Martin’s Press, New York, 1994.

(5) J. Neimark, Psychology Today, 29, 1, 48, 1996.

(6) F. Putnam, The S atanic R itual A buse controversy, Child A buse and N eglect, 15, 95, 1991, cité in Ian Hacking, ibid.

(7) Sherrill Mulhern, « Le trouble de la personnalité multiple : vérité et mensonge du sujet », in A. Ehrenberg et A. Lovell, La Maladie mentale en mutation, Odile Jacob, 2001.

(8) F. Zigante, Carnet psy, 28, 2000.