Il en va des dérives sectaires comme de la mode. Un panel de valeurs sûres – les grandes organisations spirituelles internationales – et les « nouveaux produits qui collent aux tendances du marché« . En 2021, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) a reçu 4 020 saisines (+33 %) : 20 % relevaient du champ de la santé et dans la grande majorité de pratiques de thérapies non conventionnelles. « Une vague mondiale s’est levée pendant la crise du Covid-19, analyse Didier Pachoud, président du Gemppi*, à Marseille. Tous les groupes de médecine parallèle ont surfé sur cette vague avec des interconnexions avec les milieux complotismes ou politico-anarchistes. »
Des myriades de mouvements qui prônent la défiance envers les institutions, les théories sur un « État profond » qui voudrait empoisonner la population avec les médicaments ou les traînées de condensation des avions… « On voit des familles dévastées parce qu’un proche – souvent un homme entre 30 et 45 ans – leur explique que l’on est dirigé par des reptiliens qui essaient de nous exploiter, que le système est gangrené… Aujourd’hui avec internet, ce n’est plus maîtrisable« , soupire Didier Pachoud. « C’est là que doit se mener la bataille », répondaient en écho plusieurs participants au colloque organisé le 25 mars à Marseille par la Fédération européenne des centres de recherche et d’information sur le sectarisme.
Du reïki à la cryptomonnaie
40 % des Français ont recours aux médecines alternatives alors que l’on recense 400 pratiques non conventionnelles en France et plus de 4 000 psychothérapeutes autoproclamés. Quand Doctolib écarte quelques naturopathes de sa plateforme, ce sont des dizaines que l’on retrouve dans des annuaires en ligne mêlés à de véritables professionnels de santé.
Pédohypnothérapeute, psychochaman, psychogénéalogiste… « L’inventivité dans les termes est sans limite« , pose Anne-Marie Courage de la Miviludes. Les promesses, toujours les mêmes : le bien-être, la guérison, le bonheur. Et les voies sont désormais multiples et insidieuses : « On voit naître des offres multicartes« , explique-t-elle. Le stage de développement personnel pour améliorer la confiance en soi qui ouvre la voie à l’access bar (méthode qui « permet avant tout de vous débarrasser des blocages qui limitent votre vision de la réalité« , sic !).
Le « dérapeute » (contraction de dérapage et de thérapeute, Ndlr) se fait aussi expert en nutrition, propose des « thérapies » hors de prix en ligne ou encore la vente de compléments alimentaires au mieux sans effet quand ils ne sont pas dangereux. « Vous pouvez commencer par un coaching de reconversion professionnelle » et finir par être convaincu que votre bien-être dépend d’un maître reïki ou de l’investissement dans la cryptomonnaie, observe-t-on à la Miviludes, qui parle de « phénomène gazeux« .
La crise sanitaire a accru certaines situations de fragilité ou d’isolement. « Des manipulateurs isolés et parfaitement autonomes ont pu aisément exploiter ce contexte pour propager leur doctrine sur les réseaux sociaux« , rappelle la Miviludes son dernier rapport. Des réseaux, à la fois « vitrine publicitaire et espace pour réunir et contrôler une communauté virtuelle« . Face à l’ampleur du fléau, la secrétaire d’État chargée de la Citoyenneté, Sonia Backès, a appelé à un « changement d’échelle » dans la lutte contre les dérives sectaires lors des assises qui se sont tenues début mars. Des propositions – comme rendre délictueux l’incitation à arrêter un traitement – devraient voir le jour à l’été.
L’obsession du naturel
Jeune retraitée, le Dr Baut, médecin généraliste et homéopathe, a vu enfler la demande de « soins naturels » dans son cabinet. « Au motif que je suis homéopathe, des familles viennent me voir pensant que je vais refuser les vaccins. Ce n’est pas possible ! J’ai toujours travaillé sur la base des dernières connaissances médicales avant de me demander quelle pouvait être la place de l’homéopathie, assure-t-elle. Le phénomène se renforce d’années en années. On ressent la pression de la demande. J’ai une patiente âgée qui a passé tout le confinement sur internet, elle m’a ressorti toutes les théories de Qanon (mouvement complotiste d’extrême droite aux États-Unis, Ndlr), sur les lobbys pharmaceutiques. Les gens ont besoin d’avoir des certitudes pour se rassurer, ils ont l’impression qu’ils ont accès à la connaissance mais pas du tout…« . L’idée que l’on navigue librement sur internet relève bien de « l’illusion » pointe Anne-Marie Courage : l’algorithme ramène régulièrement l’internaute vers des contenus qui vont dans le même sens. Et le combat est déjà inégal.
Sorcellerie et Tik Tok
Selon Mathieu Porzio, référent numérique du Gemppi, on recense 40 millions de contenus vantant l’esprit critique, la prévention des dérives contre 4 milliards relevant d’un discours sectaire. « Et c’est exponentiel : le mot-clé ‘sorcellerie’, sur Tik Tok, c’est 10 % de résultats de plus chaque mois. »
C’est sur Instagram qu’un jeune Marseillais a intégré un groupe mêlant new age et complotisme. Quand il a mis fin à ses jours, sa mère s’est présentée dans un commissariat avec les captures d’écran de messages échangés avec les membres du groupe pour dénoncer l’emprise et la manipulation. « Il faudrait pouvoir former les policiers de terrain comme on l’a fait pour les violences conjugales. On a l’habitude des vols à la roulotte, pas de ce genre de situations », pose un gardien de la paix. C’est une des missions de la Cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires créée en 2009 au sein de l’Office central pour la répression des violences aux personnes, qui s’attelle à former, depuis peu, des référents territoriaux au sein de la police judiciaire, les magistrats, aussi. Et traite au plan national 25 dossiers dans toute la France. « C’est le haut du spectre« , explique Claire Mahiques, cheffe adjointe de cette cellule de huit enquêteurs, qui traite les faits les plus graves, les dossiers où les victimes sont le plus nombreuses. C’est elle qui est chargée de l’enquête sur le naturopathe Éric Gandon ; trois personnes sont décédées à la suite de cures de jeûne hydrique qu’il recommandait. Des enquêtes longues -quatre ans en moyenne – des motivations communes, « l’argent, le sexe, le pouvoir », qui démarrent après un signalement à la Miviludes. « Nous traitons de dérives de mouvements religieux mais aussi de dossiers dans le domaine de la santé ou du coaching », précise l’enquêtrice. Une goutte d’eau dans l’océan de signaux faibles que dénoncent les associations alors qu’un nouveau défi s’annonce déjà.
L’intelligence artificielle, le nouveau défi
Face aux millions de fakenews qui inondent le web, « il y a un véritable risque que les intelligences artificielles les reprennent ou que la data soit utilisée pour identifier des personnes vulnérables », craint Brieuc Heyvaert, analyste au CIAOSN, la Miviludes belge. « On sous-estime encore l’impact de l’émergence de l’IA dans le domaine« , pense Mathieu Porzio, citant la naissance de mouvements « dataïstes » où l’IA fournirait les réponses à nos questions existentielles ou Way of future, église fondée par un ancien employé de Google sur la base d’un dieu artificiel. « Le véritable risque, c’est que le code source de ces IA se retrouve entre les mains de groupes sectaires, qui pourraient la reprogrammer pour en faire un outil puissant de prosélytisme. »
*Gemppi : Groupe d’étude des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu.