Danny Lemieux Journaliste
ici.radio-canada.ca – faux-souvenirs-memoire-inconscient-traumatisme
Publié le 25 février à 10 h 00 UTC+2 – Mis à jour le 28 février à 19 h 03 UTC+2
Au printemps 2000, j’ai visité l’Afrique de l’Ouest. Un voyage de deux mois, en solo, pour le plaisir. Lors de mon passage au Togo, j’ai visité le port de Lomé, la capitale. Sur place, par inadvertance, j’ai franchi une zone militaire. Aussitôt, les militaires m’ont arrêté et emprisonné. Quelques heures plus tard, ils m’ont libéré.
Cette histoire, je l’ai racontée mille fois. Or, à la fin de la pandémie, j’ai appris que cette mésaventure était fausse. Un choc pour moi. Suis-je un menteur ou, pire, un fabulateur?
À l’époque, pour documenter chaque journée de mon voyage, j’utilisais un dictaphone. J’ai retrouvé la cassette que je croyais perdue. En écoutant mon récit, 22 ans plus tard, il n’y avait aucune trace de cet emprisonnement. Pour comprendre ce qui m’est arrivé, je suis allé à la rencontre d’experts de la mémoire. J’ai suivi la piste des faux souvenirs.
Premier arrêt, Toulouse. Je raconte ma fausse aventure à Pascal Roullet, neurobiologiste et spécialiste de la mémoire.
Et, contre toute attente, il n’est pas surpris. Ces faux souvenirs, on les retrouve très souvent pour des histoires qu’on raconte très souvent. Chaque fois, vous rajoutez un petit élément. À la fin, l’histoire est totalement différente de l’histoire d’origine. Ensuite, on n’a aucune façon de savoir si les éléments ajoutés sont vrais ou faux, et tout ça est associé au souvenir initial, explique-t-il.
Je me suis demandé si certains traits de ma personnalité m’avaient prédisposé à la création de faux souvenirs. Eh bien non, me rassure Pascal Roullet. Nous sommes tous susceptibles d’en produire. Ce n’est pas parce que j’ai une mauvaise mémoire que je ferai de faux souvenirs ou, au contraire, que je n’en ferai pas parce que j’ai une très bonne mémoire. Ce n’est pas un problème de mémoire, nuance-t-il.
Sur le chemin des faux souvenirs, j’ai aussi croisé Anne-Laure Gilet, chercheuse à l’Université de Nantes, en France. Elle travaille exclusivement sur les faux souvenirs depuis une quinzaine d’années. Elle non plus n’est pas étonnée par ma découverte. La mémoire n’est pas un enregistreur numérique ni une caméra vidéo. Notre mémoire est vivante, malléable. Elle reconstruit constamment nos souvenirs tout au long de notre vie. Un faux souvenir est justement une manifestation de cette malléabilité, dit-elle.
On m’explique qu’un faux souvenir naît souvent de la même façon. Quand on se replonge dans un vrai souvenir, on déstabilise la mémoire. On peut donc la modifier, y incorporer de nouvelles informations. Si l’élément est vrai, le souvenir est bonifié, mis à jour. Si l’élément est faux, on crée un faux souvenir.
Le neurobiologiste Pascal Roullet précise : Cette déstabilisation dure entre 60 et 80 minutes chez l’animal. On croit que ce doit être à peu près la même chose chez l’homme. Au moment où je raconte l’histoire, je sais que je vais exagérer, que je ne dis pas tout à fait la réalité. Par contre, je ne sais pas que ce faux élément sera incorporé à mon vrai souvenir.
Une part d’inconscient
Le faux souvenir n’est pas que le fruit de l’exagération. Des ajouts peuvent aussi provenir de photos, d’un rêve ou d’une histoire similaire racontée par un ami. Avec le temps, tout ça se mélange pour devenir un seul et même souvenir.
À ce méli-mélo, Anne-Laure Gillet mentionne qu’il faut ajouter un autre élément, une part d’inconscient. Un souvenir s’altère avec le temps, ce qui est naturel. Notre cerveau, lui, n’aime pas le manque, les choses parcellaires. Naturellement, il va combler ce vide avec nos connaissances, nos attentes, nos croyances. Donc, je vais modifier mon souvenir, mais en maintenant sa cohérence. On va raconter quelque chose qui aura du sens et qui fera du sens pour soi, affirme-t-elle.
Aujourd’hui, grâce à mon enregistrement, je sais ce qui s’est vraiment passé en Afrique. Oui, j’ai été arrêté par des militaires, mais jamais emprisonné. Et puis j’avais oublié qu’à l’époque, j’étais accompagné de Lucien, le fils d’un haut gradé togolais, qui nous a tirés d’affaire.
Sachant que n’importe quel souvenir peut se transformer en faux souvenir, je doute désormais de tous mes souvenirs. Des bons, comme des moins bons. Et je ne peux pas me fier à la quantité de détails que j’ai en mémoire.
Quand on a commencé à travailler sur les souvenirs, on croyait que plus il y avait de détails, plus c’était vrai. Alors on sait que ce n’est absolument pas le cas.
– Une citation de Pascal Roullet, neurobiologiste et spécialiste de la mémoire
Pourtant, on a l’impression que la somme des détails rend un souvenir crédible. Or, cette confiance, parfois, il faut s’en méfier, estime Anne-Laure Gilet.
La différence entre un faux souvenir et un souvenir qui s’est naturellement déformé avec le temps, c’est probablement la certitude associée à ce souvenir. On est convaincu que ça s’est produit comme ça, on n’a pas de doute. Alors que, parfois, on a naturellement des doutes. On sait que ce souvenir s’est déformé dans le temps, fait-elle remarquer.
Maintenant, la grande question : comment discerner le vrai du faux? La réponse est simple. C’est presque impossible.
On a essayé d’y répondre avec de l’imagerie cérébrale, mais il n’y a pas de différence entre les deux, constate Pascal Roullet. Il faut donc retourner à la source. C’est le seul moyen. Retrouver des amis, des confidents de l’époque. Aller discuter avec des membres de la famille. S’il y a deux ou trois témoignages qui vont à l’encontre de ce que vous dites, il y a peut-être un problème. Vous, vous avez une chance extraordinaire. Vous avez des preuves : des cassettes.
Grâce à un enregistrement audio, le journaliste de Découverte a pu confronter ses souvenirs avec ce qui s’est réellement passé il y a plus de vingt ans.
Un faux souvenir n’est pas un mensonge, mais la version transformée d’un vrai souvenir. On le raconte de bonne foi, parce qu’on est convaincu de l’avoir vécu ainsi. Mon faux souvenir est cocasse et sans répercussions. Mais ce n’est pas le cas pour tous.
Faux souvenirs d’agression sexuelle
Un souvenir peut-il être faux à 100 %? Inventé de toutes pièces? Oui, on peut se rappeler un événement qui n’a jamais eu lieu et y croire dur comme fer. La plupart du temps, c’est sans conséquence. Mais parfois, ce souvenir inventé peut se transformer en cauchemar.
Aux États-Unis, dans les années 1980, un phénomène attire l’attention. Après leur thérapie, des centaines d’adultes rapportent avoir recouvré le souvenir d’un abus sexuel ou physique. Un souvenir oublié depuis des dizaines d’années. Enquêtes policières et procès criminels détermineront finalement que ces souvenirs étaient infondés ou carrément impossibles. Depuis, des chercheurs se penchent sur ce qu’ils appellent le faux souvenir retrouvé.
Olivier Dodier est chercheur en psychologie cognitive à l’Université de Nîmes, en France. Il est aussi expert judiciaire dans les cas de faux souvenirs retrouvés. Sur le plan quantitatif, ces cas sont largement associés à la question des violences sexuelles et physiques durant l’enfance, spécifie-t-il.
Michel St-Yves, lui, est psychologue judiciaire à la Division de l’analyse du comportement de la Sûreté du Québec. Il appuie les corps policiers de la province dans leurs enquêtes. Dans le milieu judiciaire, c’est un phénomène très rare. Dans notre service, on peut en avoir un, deux ou trois par année. C’est très rare. Ce sont généralement des plaintes d’abus sexuels et d’abus physiques qui seraient survenus 10, 15, 20 ans auparavant, constate-t-il.
Olivier Dodier et Michel St-Yves tiennent à le préciser : lorsqu’une présumée victime a le courage de porter plainte, il faut la croire. D’ailleurs, en matière d’infractions à caractère sexuel, les enquêteurs n’évoquent l’hypothèse du faux souvenir qu’après investigation.
Avoir le réflexe de douter de la parole d’une personne, d’un point de vue statistique et moral, ce n’est pas la meilleure stratégie. Il y a plus de probabilités que ça reflète un événement réel plutôt qu’un événement construit.
– Une citation de Olivier Dodier, chercheur en psychologie cognitive à l’Université de Nîmes
Il faut dire que la majorité des plaintes faites à la police pour des agressions sexuelles sont fondées. Ce sont de vraies plaintes, assure Michel St-Yves. En effet, selon les statistiques canadiennes les plus crédibles, 98 % des plaintes s’avèrent.
Dans un contexte judiciaire, invoquer le faux souvenir comme moyen de défense reste donc hasardeux. Par contre, Olivier Dodier signale que certains accusés n’ont pas hésité à le faire.
Avec le phénomène #MoiAussi, des gens ont révélé des faits. Et puis il y a eu une vague de protestations où certaines personnes disaient : « Attention, ce sont des faux souvenirs ». Mais le faux souvenir n’est pas une carte magique, c’est quelque chose qui doit s’établir. Il faut connaître le dossier. Si jamais on fait appel à des spécialistes, ils vont systématiquement tempérer les choses, souligne-t-il.
Bien que ces fausses histoires d’agressions sexuelles soient rarissimes, elles partagent une caractéristique commune, soit le contexte dans lequel elles apparaissent. Dans l’extrême majorité des cas, raconte Olivier Dodier, ça suit un événement au cours duquel quelqu’un va suggérer des choses de façon intensive. C’est le résultat d’un lourd travail de suggestion. C’est vraiment toute une entreprise à mettre en œuvre pour que ça se produise.
Pour nous aider à comprendre, Michel St-Yves donne quelques exemples. La personne n’avait aucun souvenir de l’agression et, dans un contexte thérapeutique, ou au cours d’une expérience mystique, parfois même avec l’usage de psychotropes, tout à coup, elle se souvient de cet événement et va décider de porter plainte à la police, détaille-t-il.
Une mise en garde
Bien que cela soit peu fréquent, un faux souvenir peut surgir dans le cabinet d’un psychologue. D’ailleurs, au début des années 1990, plusieurs associations professionnelles de médecins, de psychiatres et de psychologues au Canada, aux États-Unis et en Australie ont mis en garde leurs membres sur les risques reliés aux expériences de mémoire recouvrée. La recherche montre cependant que, la plupart du temps, le faux souvenir surgit lors de rencontres impliquant un pseudo-thérapeute qui n’a aucune idée des dangers de la suggestion.
Voici le scénario type. Au cours d’une thérapie, une personne décrit son mal de vivre. Le pseudo-thérapeute lui suggère alors que sa détresse puisse être liée à un traumatisme oublié. Celui d’une agression sexuelle commise par un proche. Il explore cette possibilité non pas avec neutralité, mais avec des questions suggestives.
Une question suggestive, explique Olivier Dodier, se définit par le fait de proposer une réponse à une question. Le problème, c’est que cette réponse, la personne ne l’a jamais évoquée auparavant. Par exemple, on va dire : « Donc, c’est ça qui s’est passé, n’est-ce pas? » Ou alors : « C’est bien ça qui s’est passé? » Une question suggestive risque de contaminer un souvenir.
Les méthodes qui tentent de raviver les souvenirs enfouis risquent toutes de tromper le cerveau. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada a statué en 2007 que les témoignages obtenus sous hypnose n’étaient plus admissibles en cour.
Dans son enquête sur les faux souvenirs, le journaliste Danny Lemieux s’est également intéressé à la question des vrais souvenirs interprétés différemment avec le temps.
Durant notre entretien, Olivier Dodier m’incite à la prudence. La découverte tardive d’un vrai traumatisme est possible. Ce qu’il faut se poser comme question, c’est : comment le souvenir est-il revenu? Parce qu’un vrai souvenir d’agression peut revenir des années après. Si jamais la personne, durant sa thérapie, dit : « Ah oui, je me souviens quand j’étais enfant, on allait souvent chez un voisin », et que là, un souvenir revient, sans suggestion particulière, on peut récupérer un souvenir. Si jamais ça revient comme ça, il n’y a pas de danger particulier. On peut toujours rester prudent, mais la probabilité qu’il soit faux est plutôt diminuée.
Un vrai souvenir peut être également interprété autrement avec le temps. Prenons le cas d’un abus, comme des attouchements, survenu dans l’enfance. À l’âge adulte, la victime réalise que ces gestes, présentés à l’époque comme un jeu, étaient en fait une agression. Elle n’a pas oublié, il n’y a pas eu de rejet hors des frontières de la conscience. Simplement, elle n’a pas compris parce qu’elle était trop jeune. Mais avec le temps, la maturité, les connaissances sur le rapport au corps, la personne comprend que ce qu’elle a vécu était en fait des violences, dit Olivier Dodier.
Comme l’évoque Olivier Dodier, la question du faux souvenir retrouvé est intimement liée à une notion bien ancrée dans la culture populaire, celle du refoulement. Cette notion a été popularisée par Sigmund Freud, le père de la psychanalyse. Selon lui, pour se protéger, une personne peut refouler complètement un traumatisme. Une réponse involontaire et inconsciente qui sert à cacher un trauma dans le recoin de son esprit.
Aujourd’hui, l’idée du refoulement total est controversée et largement discréditée par les scientifiques, dont Pascal Roullet. En tant que neurobiologiste, j’ai un peu de mal avec le refoulement parce que ça va à l’encontre de toutes les règles qu’on connaît dans la formation des souvenirs. Ça va à l’encontre des théories sur la mémoire, déclare-t-il.
La notion du refoulement total a été popularisée par Sigmund Freud, le père de la psychanalyse.
À la fin de sa vie, Freud remet en question ses propres conclusions. Pourtant, Olivier Dodier constate que le refoulement est une idée encore fort populaire. Maintenant, si on se pose la question de la validité scientifique de ce concept, bien, il n’en a pas. Quand on regarde les études qui ont cherché à prouver le refoulement, on se rend compte que ce n’est pas ça, mais d’autres phénomènes qui entrent en jeu, affirme-t-il.
Par contre, il y a des gens qui vont refouler, mais pas selon la définition psychanalytique; ils vont vivre avec un traumatisme en l’occultant, sachant fort bien qu’il est là.
– Une citation de Pascal Roullet, neurobiologiste et spécialiste de la mémoire
Lorsqu’une présumée victime porte plainte pour agression, elle ne peut s’imaginer que son drame est le fruit de son imagination. Les enquêteurs non plus. Michel St-Yves assure que l’investigation policière ne sera pas différente. L’enquête sera faite en bonne et due forme, comme toutes les plaintes de cette nature. Toutefois, le premier drapeau rouge sera vraiment le contexte dans lequel ce souvenir est apparu, indique-t-il.
Si l’enquêteur ne parvient pas à corroborer les éléments d’une déclaration, il envisage alors l’hypothèse du faux souvenir retrouvé. Un coup dur, une injustice pour la présumée victime. Même si l’enquête prend fin, les soupçons de la présumée victime envers ses proches persistent. Dans un tel cas, de l’aide psychologique lui est offerte.
Une aide essentielle, selon Olivier Dodier. Pour cette personne, son faux souvenir demeure bien réel. Elle va se revoir dans la scène, sentir des odeurs, ressentir des sensations, des impressions qui lui donnent une impression de revivre l’événement. La personne peut développer une détresse psychologique ou des symptômes post-traumatiques, dit-il.
Michel St-Yves conclut : Même sans agression, il y a quand même une vraie victime. La personne est victime d’un faux souvenir. Olivier Dodier partage cet avis : Elle n’est pas victime des faits dont elle se souvient, mais victime d’un abus de faiblesse, d’une manipulation mentale.
On l’oublie, mais la mémoire est une faculté malléable, colorée par nos croyances, nos préjugés, nos connaissances. La vérité peut rester floue, matière à interprétation. Et sans preuve, démêler le vrai du faux sera souvent un exercice difficile.