« Les souvenirs d’enfance sont fragiles et malléables »
Les études scientifiques sur la mémoire rejoignent les intuitions des philosophes et des grands écrivains.
Entretien avec Pascale Piolino, professeur de psychologie à l’université Paris-Descartes.
Source La Croix
21/6/11 – 19 H 12 – Mis à jour le 21/6/11 – 19 H 14
La Croix. A quel âge peuvent remonter nos plus anciens souvenirs ?
Pascale Piolino : Les souvenirs d’enfance relèvent en général de ce qu’on appelle la mémoire « épisodique », qui permet de se rappeler les détails des événements et de leur contexte. On sait que chez l’enfant, ce type de mémoire, qui dépend de certaines zones du cerveau se construit assez tardivement, vers l’âge de 4-5 ans, et se développe progressivement jusqu’à l’adolescence.
Certains chercheurs émettent ainsi l’hypothèse que, si les adultes ne se rappellent pas les événements des premières années de leur vie, c’est parce que ce type d’informations n’a pu être gravé en détail dans leur cerveau. Ils n’en retiennent en général que des flashs très isolés. Il est cependant possible de revivre certains événements chargés émotionnellement, certaines impressions marquantes, bien avant l’âge de 4 ans, mais cela reste exceptionnel.
Et quand on a l’impression de se rappeler les situations précises de sa petite enfance, il s’agit souvent de « faux souvenirs », qui sont assez faciles à obtenir dans cette période-là, à travers ce que nos parents nous ont raconté, les photos et les films qu’ils nous ont montrés. Il existe en revanche d’autres types de mémoires, qui sont actives plus précocement.
Notamment la mémoire sémantique : on peut ainsi se souvenir du nom, de la silhouette générale de personnes qu’on a connues à la maternelle, alors qu’on ne se souvient pas d’événements précis vécus avec eux. On peut aussi conserver des souvenirs d’émotions très précoces, la peur d’un chien par exemple, sans être capable de raconter la scène.
On peut aussi, disiez-vous, facilement se fabriquer des faux souvenirs...
On a montré que si on demande à une personne de vivre une scène de son passé en imagination, elle finit par modifier ses souvenirs et ne sait plus, à un moment donné, faire la part entre ce qu’elle a réellement vécu et ce qu’elle a imaginé. Les études montrent ainsi qu’un souvenir n’est pas figé dans notre cerveau, qu’il évolue en permanence, qu’il est fragile.
On peut être trahi par sa propre mémoire. Et c’est encore plus vrai pour les souvenirs d’enfance, qui sont déjà flous au départ et malléables.
Nos souvenirs sont souvent très sélectifs...
Les souvenirs qui résistent au temps, sont ceux qui ont un contenu émotionnel ou identitaire très fort, et qu’on va consolider tout au long de notre vie. On se sert de nos souvenirs pour illustrer, expliquer, voire justifier, qui on a été, qui on est, qui on veut devenir : les études scientifiques montrent les liens qui existent entre les souvenirs, et la façon dont on se projette dans le futur.
Ce mécanisme fonctionne dans les deux sens : notre identité s’appuie sur nos souvenirs et nos souvenirs vont éclairer notre identité. Ainsi les patients qui ont perdu une partie de leur mémoire perdent aussi une grande part de leur identité.
On regarde aujourd’hui, depuis son enfance, de plus en plus de photos, de vidéos de son passé. Quel impact ont ces images sur nos souvenirs ?
Le côté positif est qu’elles peuvent favoriser un sentiment de continuité de soi. Mais le danger, c’est qu’elles se substituent aux souvenirs réels d’expériences vécues. Ces images peuvent donner l’impression qu’on a des souvenirs, alors qu’elles s’apparentent à la mémoire sémantique : ce sont des choses qu’on apprend sur nous.
Si on a des souvenirs de son passé, uniquement basés sur des photos, notre identité se construit un peu comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Il est important que les parents n’imposent pas trop à leurs enfants des souvenirs qu’ils auraient en quelque sorte sélectionnés pour eux, mais qui n’auraient pas en eux de résonance intime.
Recueilli par CHRISTINE LEGRAND
21/6/11 – 19 H 12 – Mis à jour le 21/6/11 – 19 H 14