Les faux souvenirs ressemblent aux vrais


Extrait de larecherche.fr du 19.12.2013 : [Les faux souvenirs ressemblent aux vrais->http://www.larecherche.fr/savoirs/palmares/3-faux-souvenirs-ressemblent-aux-vrais-19-12-2013-167650] par Anne Debroise dans mensuel n°483 daté décembre 2013 à la page 36 (1909 mots) – Gratuit

(Merci au Docteur N., médecin psychiatre, criminologue, addictologue et ami, pour nous avoir communiqué cet extrait de presse)

« Elle était en train de regarder la télévision quand un homme s’est introduit dans son appartement et l’a violée. Lorsqu’elle a repris connaissance, après l’agression, la victime était persuadée d’avoir reconnu son agresseur, un psychologue australien renommé. Mais celui-ci disposait d’un bon alibi : il passait en direct à la télévision au moment du crime. La femme, qui regardait alors son poste, l’a faussement associé au souvenir qu’elle avait formé lors du viol. » Le Prix Nobel de médecine Susumu Tonegawa cite souvent ce fait divers pour illustrer la précarité de la mémoire. Dans de tels cas, peut-on réellement parler de souvenirs ? Ne s’agit-il pas plutôt de confusion, ou de simples inventions auxquelles on veut croire ? Grâce à la créativité de Susumu Tonegawa, du MIT, aux États-Unis, les neurobiologistes disposent aujourd’hui d’une réponse à cette question. Avec son équipe, il a mis au point un modèle de souris victime de faux souvenirs. Et selon ce modèle, ceux-ci ont une base physiologique semblable à celle des vrais. Ce qui prouve que les faux souvenirs sont bien des souvenirs [1]. Un coup de maître, qui marque une étape importante dans la recherche sur les circuits cérébraux de la mémorisation. […] Certes l’expérience n’a été réalisée qu’avec des souvenirs simples : la mémoire contextuelle de la souris est connue et assez facile à activer. Il n’en demeure pas moins que l’expérience démontre, pour la première fois, que l’on peut créer de faux souvenirs, que ceux-ci ont une base neurophysiologique semblable aux vrais, et que l’individu ne semble pas avoir les moyens de discerner le vrai du faux. Ce n’est pas tout. « L’expérience de Susumu Tonegawa vient renforcer la théorie, jamais démontrée, de la reconsolidation des souvenirs, souligne Serge Laroche, du centre de neurosciences Paris-Sud. On pense qu’un souvenir n’est pas fixé ad vitam aeternam dans le cerveau, mais qu’à chaque fois qu’on le rappelle, il est déstabilisé. À ce moment-là, se mettrait alors en place un mécanisme de reconsolidation, afin que ce souvenir soit de nouveau disponible pour un rappel ultérieur. Mais s’il se produit quelque chose au moment du rappel, le souvenir peut être perdu ou modifié. » Chez les souris de Susumu Tonegawa, la réactivation du premier souvenir lors de la mémorisation du second le déstabiliserait. Et lors de sa reconsolidation, il incorporerait ce second souvenir, celui du choc électrique. Enfin, l’étude met en lumière l’infidélité de la mémoire. Une infidélité qui est de plus en plus souvent évoquée lors des affaires judiciaires. Traditionnellement, devant une cour de justice, les souvenirs des témoins et des victimes constituent des éléments de preuves importants. Un témoignage recueilli sous serment, surtout s’il s’agit de celui de la victime, est difficile à remettre en question. Dans certains cas, on devrait pourtant le faire. Aux États-Unis, le projet Innocence, qui associe plusieurs universités de droit américaines dans le but d’innocenter par des tests ADN des personnes injustement incarcérées, a fait le calcul : sur plus de 300 personnes disculpées depuis 1992, les trois quarts avaient été envoyés en prison sur la foi d’une mémoire défaillante de témoins oculaires. Protocole moins invasif Si les résultats de Susumu Tonegawa sont encore trop fondamentaux pour être cités comme argument dans une cour de justice, ils auront probablement une portée chez l’homme, car ils rejoignent les travaux des psychologues. Diverses expériences ont en effet montré que c’est au moment où l’on demande à une personne de raconter en détail un souvenir que l’on peut le plus facilement lui suggérer des ajouts, et l’amener à modifier ce souvenir, parfois de fond en comble (lire « Et chez l’homme ? », pages 38, 39 et ci-contre). Le modèle de souris mis au point par Susumu Tonegawa offre donc l’opportunité d’identifier plus précisément les mécanismes cellulaires et moléculaires de l’induction de faux souvenirs lors du rappel. Ce qui pourrait permettre d’aider les personnes qui souffrent de souvenirs difficiles à supporter, ou chez qui des souvenirs sont partie prenante de comportements pathologiques (par exemple les comportements addictifs). Mais il faudrait pour cela trouver des protocoles moins intrusifs, puisqu’il n’est évidemment pas question de modifier l’expression génétique de nos neurones. Par Anne Debroise