Les faux souvenirs ressemblent aux vrais

Les faux souvenirs ressemblent aux vrais

Source : la Recherche Mensuel n° 483 – décembre 2013 – page 36
Par Anne Debroise

« Elle était en train de regarder la télévision quand un homme s’est introduit dans son appartement et l’a violée. Lorsqu’elle a repris connaissance, après l’agression, la victime était persuadée d’avoir reconnu son agresseur, un psychologue australien renommé. Mais celui-ci disposait d’un bon alibi : il passait en direct à la télévision au moment du crime. La femme, qui regardait alors son poste, l’a faussement associé au souvenir qu’elle avait formé lors du viol. » Le Prix Nobel de médecine Susumu Tonegawa cite souvent ce fait divers pour illustrer la précarité de la mémoire.

Dans de tels cas, peut-on réellement parler de souvenirs ? Ne s’agit-il pas plutôt de confusion, ou de simples inventions auxquelles on veut croire ? Grâce à la créativité de Susumu Tonegawa, du MIT, aux États-Unis, les neurobiologistes disposent aujourd’hui d’une réponse à cette question. Avec son équipe, il a mis au point un modèle de souris victime de faux souvenirs. Et selon ce modèle, ceux-ci ont une base physiologique semblable à celle des vrais. Ce qui prouve que les faux souvenirs sont bien des souvenirs [1]. Un coup de maître, qui marque une étape importante dans la recherche sur les circuits cérébraux de la mémorisation.

Peur conditionnée

L’expérience doit beaucoup à la personnalité de Susumu Tonegawa. Formé à la biologie moléculaire dans son pays d’origine, le Japon, il a mis ses connaissances au service de disciplines variées, refusant de rester cloisonné dans un domaine pointu. Cette stratégie lui a réussi, puisqu’il a obtenu en 1987 le prix Nobel de médecine pour avoir dévoilé les mécanismes moléculaires qui permettent à l’organisme de répondre spécifiquement à une grande variété d’attaques pathogènes.

Mais celui qui clame que « la plus grande préoccupation d’un scientifique devrait être de ne jamais s’ennuyer », a abandonné l’immunologie dans les années 1990 pour se consacrer à la neurologie. Après avoir étudié la plasticité du système immunitaire, il allait étudier celle du système nerveux. En tirant parti, là aussi, de toutes les possibilités offertes par la transgenèse animale. Au coeur de l’expérience des faux souvenirs se trouvent en effet des souris, génétiquement modifiées de sorte que l’expérimentateur puisse faire rejaillir chez elles, à la demande, des souvenirs.

Comme c’est souvent le cas dans les études sur la mémoire des rongeurs, les souvenirs en question sont produits par des expériences de peur conditionnée. Au cours de ces expériences, les animaux apprennent à associer un lieu à un souvenir déplaisant, par exemple un choc électrique délivré sur leurs pattes. À l’issue de cet apprentissage, elles s’immobilisent de peur dans le lieu où elles ont reçu un tel traitement, même en l’absence de ce dernier.

Mémoire épisodique

Le tour de force de l’équipe du MIT a été de réveiller chez elles cette peur, alors qu’elles étaient placées dans un lieu où elles n’avaient jamais subi d’expérience pénible, et sans qu’on leur fasse rien de particulier à ce moment-là. Le type de souvenirs concernés par cette expérience relève de la mémoire épisodique, la mémoire des expériences personnelles. Celles-ci sont codées de manière dispersée dans le cortex cérébral, la couche la plus externe du cerveau : les composantes visuelles du souvenir dans le cortex visuel, ses composantes auditives dans le cortex auditif, etc. Les signaux des neurones activés convergent ensuite vers l’hippocampe, où ils sont traités. Puis, ils sont renvoyés aux aires corticales. Lors du rappel d’un souvenir, c’est tout ce circuit qui est réactivé.

Pour mener à bien leurs travaux, Susumu Tonegawa et ses collègues se sont inspirés de ceux menés quelques années plus tôt par Mark Mayford, de l’institut de recherche Scripps, en Californie. Plus exactement, ils ont utilisé des souris transgéniques mises au point par ce dernier : des souris chez lesquelles les neurones activés lors de l’enregistrement d’un souvenir peuvent être visualisés.

Pour parvenir à ce résultat, Mark Mayford a utilisé un témoin de l’activation neuronale : la protéine c-fos, produite naturellement par les neurones en activité. « Comme c-fos n’est pas directement visualisable, nous avons fait en sorte de coupler son expression à celle d’une protéine fluorescente », explique-t-il. Mais ce n’est pas tout. Le but visé était en effet de repérer quel circuit de neurones était activé par une expérience donnée. Pas de repérer tous les neurones activés au cours de la vie de la souris.

Neurones sous contrôle

Aussi l’équipe californienne a-t-elle associé un interrupteur au gène codant la protéine fluorescente. Un interrupteur commandé par un antibiotique ajouté à la nourriture de l’animal. Tant que l’antibiotique est présent, cet interrupteur est en position « off », et les neurones activés ne sont pas visualisables. Dès qu’on l’enlève, il passe en position « on » : les neurones activés à ce moment-là deviennent fluorescents. Après avoir sacrifié les animaux, l’expérimentateur observe alors au microscope des coupes de leur cerveau et y détecte les zones activées.

Activation lumineuse

Mark Mayford a utilisé ces souris pour identifier les neurones qui s’activent chez une souris lorsqu’elle mémorise un nouvel environnement. Il lui suffisait de ne plus fournir d’antibiotiques aux animaux au moment où ils exploraient une salle et d’observer, après leur mort, les neurones fluorescents. En particulier dans l’hippocampe, une zone du cerveau très impliquée dans la mémoire spatiale. Or, il a remarqué que, dans une sous-partie de l’hippocampe, chaque nouvel environnement semblait activer un ensemble de neurones qui lui était propre [3].

Susumu Tonegawa, lui, a doté ces souris d’une « option » supplémentaire : la possibilité, pour l’utilisateur, d’activer à la demande l’un de ces « circuits du souvenir ». Il a pour cela recouru à la technique de l’optogénétique. Les souris ont été pourvues d’un gène codant une protéine sensible à la lumière, dont l’expression est couplée à celle de la protéine fluorescente. Elle n’est donc produite que dans les neurones préalablement marqués.

Cette protéine forme un canal dans la membrane des neurones. Lorsqu’elle est illuminée, elle laisse entrer massivement des ions sodium à l’intérieur du neurone, ce qui déclenche la propagation d’un signal nerveux. Pour activer le circuit de neurones caractéristique d’un souvenir, il suffit donc de les illuminer simultanément, grâce à une fibre optique implantée dans le cerveau de l’animal.

L’idée repose sur une base solide. Comme l’explique Pierre-Marie Lledo, du CNRS et de l’Institut Pasteur, « l’information est stockée par des assemblées de neurones. Lorsque cette assemblée de neurones décharge des impulsions électriques en même temps, le souvenir est rappelé. On parle alors d’assemblées synchroniques. Quelques dizaines de neurones suffisent pour encoder un environnement complexe, comme une pièce avec des repères dans l’espace. C’est ce que l’on appelle l' »engramme mnésique ». » C’est au niveau de l’hippocampe, point de convergence des signaux lors de l’encodage et du rappel du souvenir, que l’équipe de Susumu Tonegawa a manipulé cet engramme.

En 2012, elle a d’abord montré qu’il était possible de réactiver un souvenir désagréable, en un lieu différent de celui où ce souvenir avait été mémorisé. Il suffisait pour cela de stimuler par la lumière, lorsque les animaux étaient dans un environnement agréable, les neurones associés à la mémorisation de l’environnement désagréable [2].

Chocs électriques

Puis, est venue l’expérience de substitution d’un souvenir à un autre. Les souris ont commencé par mémoriser une première pièce, agréable [fig. 1]. Puis elles ont été placées dans une seconde pièce, où elles ont reçu des chocs électriques. En même temps que ces chocs étaient infligés, un flash lumineux activait les neurones qui avaient mémorisé le premier environnement. Le lendemain, les animaux ont été remis dans la première pièce et laissés tranquilles. Ils s’y sont pourtant recroquevillés, paniqués, comme si elle évoquait en eux des souvenirs désagréables. Les scientifiques étaient donc parvenus à associer artificiellement deux événements indépendants pour en faire un faux souvenir : les souris se comportent dans le premier environnement comme si elles y avaient été maltraitées.

S’agit-il réellement d’un souvenir ? « Oui, répond Mark Mayford, dans la mesure où l’on considère qu’un souvenir, c’est justement un lien tissé entre différentes traces mnésiques. » Quant à la seconde pièce, elle leur fait peur également. « Avec un niveau similaire, précise Susumu Tonegawa. On peut ainsi observer la coexistence dans leur cerveau de deux souvenirs désagréables, l’un vrai et l’autre faux. »

« Ce qui est assez extraordinaire dans ce faux souvenir, c’est que toutes les structures qui sont en aval de l’hippocampe sont activées comme avec un vrai souvenir », s’enthousiasme Pierre-Marie Lledo. Les chercheurs du MIT ont en effet observé l’activité des régions cérébrales traditionnellement stimulées lors du rappel du souvenir, et notamment de l’amygdale, siège des émotions. Ils y ont trouvé des niveaux d’expression de protéines similaires, que le souvenir désagréable soit vrai ou faux.

Mécanisme de reconsolidation.

Certes l’expérience n’a été réalisée qu’avec des souvenirs simples : la mémoire contextuelle de la souris est connue et assez facile à activer. Il n’en demeure pas moins que l’expérience démontre, pour la première fois, que l’on peut créer de faux souvenirs, que ceux-ci ont une base neurophysiologique semblable aux vrais, et que l’individu ne semble pas avoir les moyens de discerner le vrai du faux.

Ce n’est pas tout. « L’expérience de Susumu Tonegawa vient renforcer la théorie, jamais démontrée, de la reconsolidation des souvenirs, souligne Serge Laroche, du centre de neurosciences Paris-Sud. On pense qu’un souvenir n’est pas fixé ad vitam aeternam dans le cerveau, mais qu’à chaque fois qu’on le rappelle, il est déstabilisé. À ce moment-là, se mettrait alors en place un mécanisme de reconsolidation, afin que ce souvenir soit de nouveau disponible pour un rappel ultérieur. Mais s’il se produit quelque chose au moment du rappel, le souvenir peut être perdu ou modifié. » Chez les souris de Susumu Tonegawa, la réactivation du premier souvenir lors de la mémorisation du second le déstabiliserait. Et lors de sa reconsolidation, il incorporerait ce second souvenir, celui du choc électrique.

Enfin, l’étude met en lumière l’infidélité de la mémoire. Une infidélité qui est de plus en plus souvent évoquée lors des affaires judiciaires. Traditionnellement, devant une cour de justice, les souvenirs des témoins et des victimes constituent des éléments de preuves importants. Un témoignage recueilli sous serment, surtout s’il s’agit de celui de la victime, est difficile à remettre en question. Dans certains cas, on devrait pourtant le faire. Aux États-Unis, le projet Innocence, qui associe plusieurs universités de droit américaines dans le but d’innocenter par des tests ADN des personnes injustement incarcérées, a fait le calcul : sur plus de 300 personnes disculpées depuis 1992, les trois quarts avaient été envoyés en prison sur la foi d’une mémoire défaillante de témoins oculaires.

Protocole moins invasif

Si les résultats de Susumu Tonegawa sont encore trop fondamentaux pour être cités comme argument dans une cour de justice, ils auront probablement une portée chez l’homme, car ils rejoignent les travaux des psychologues. Diverses expériences ont en effet montré que c’est au moment où l’on demande à une personne de raconter en détail un souvenir que l’on peut le plus facilement lui suggérer des ajouts, et l’amener à modifier ce souvenir, parfois de fond en comble (lire « Et chez l’homme ? », pages 38, 39 et ci-contre).

Le modèle de souris mis au point par Susumu Tonegawa offre donc l’opportunité d’identifier plus précisément les mécanismes cellulaires et moléculaires de l’induction de faux souvenirs lors du rappel. Ce qui pourrait permettre d’aider les personnes qui souffrent de souvenirs difficiles à supporter, ou chez qui des souvenirs sont partie prenante de comportements pathologiques (par exemple les comportements addictifs). Mais il faudrait pour cela trouver des protocoles moins intrusifs, puisqu’il n’est évidemment pas question de modifier l’expression génétique de nos neurones.

Par Anne Debroise